Retrouver le temps …de lire Proust

A la recherche du temps perdu
"A la recherche du temps perdu" est un titre connu de presque toute personne instruite. Mais rares sont les lecteurs ayant savouré l'ensemble de ce livre-fleuve qui chemine depuis le milieu du XIXème siècle jusqu'à l'après-guerre de 14-18. Le mode particulier de narration, à la chronologie déconcertante, la richesse des idées et du vocabulaire constituent pour certains des obstacles, si on est habitué à un format plus courant. Cela tient sans doute aussi à l'époque, aux programmes d'enseignement, à l'industrie du livre, et à un environnement où journaux, radios et écrans tendent à borner voire même à téléguider notre appétit intellectuel.
 

Ainsi, dans nos choix artistiques et nos lectures nous perdons parfois le sens tout simple du plaisir et de l’envie, par peur de manquer « le dernier succès ». La presse exerce son influence incessante, faisant la promotion d’un nombre réduit d'ouvrages, et occultant ce qui ne convient pas à l'industrie éditoriale ou à un petit cercle de critiques censés détenir la vérité. 


Cette conjoncture néfaste a privé certains de l'accès à des œuvres majeures comme celle-ci, découragés peut-être par un conformisme d'époque, qui les dissuade d'entrer dans ce livre fertile, émouvant et intense, à l'écart des tendances. A chacun de choisir s'il obéira au flot de la nouveauté, de la mode, ou se fera son propre jugement.


Comme la lettre d’un ami

 

Beaucoup de ceux qui l'ont lu entièrement aiment passionnément "La recherche" comme un texte n'appartenant à aucun genre, et qui ne peut presque pas être comparé. Le narrateur semble se confier personnellement à son lecteur avec une confiance totale, et cette proximité est parfois aussi chaleureuse que la présence d'un ami qui vous entretiendrait de ses aventures et de ses sentiments. 

L'ampleur du propos est immense, de l'observation des mœurs à la critique d'art, de l'architecture à la musique, en passant par les subtiles nuances des sensations. Cette richesse ne s'appréhende réellement que dans toute la dimension de l'œuvre, depuis sa première phrase "longtemps je me suis couché de bonne heure", jusqu'au dernier mot, qui est évidemment ‘’Temps’’. Il faut franchir une barrière psychologique : à une époque où ne vaut que ce qui est rapide (« en un clic »), on hésite devant un texte de cinq mille pages.

 

Aucun auteur peut-être n'a élevé son écriture à ce niveau d'élaboration, alliage de sincérité, de finesse, de style, où la précision du lexique ne le cède qu'à l'audace de la composition. Certains chapitres omettent l'action pour s'attarder sur certains états de conscience, sur des nuances de lumière, illustrant l'affectivité d'écorché vif du narrateur. Mais si Proust évoque avec insistance et minutie les multiples facettes du monde qu'il observe, ce n'est ni lourdeur ni complaisance : il exprime ce que parfois l'étrécissement de notre vocabulaire, la facilité des idées reçues nous fait irrévocablement manquer.

 

Temps partagé, temps retrouvé


Bien sûr, l'évocation de la société aisée de la fin du XIXème siècle peut déconcerter ; cependant les relations sociales, leurs mesquineries et leurs calculs, ne sont pas si différentes aujourd'hui ; il en est de même pour les émotions, ou les vicissitudes de la découverte de l'autre. D'ailleurs, contrairement à ce que beaucoup croient le regard de l'auteur n'a rien d'éthéré ni de vaporeux. Certains épisodes la narration sont très réalistes et crus, notamment l'évocation de certains milieux homosexuels, avec par exemple une scène de sadomasochisme, ou les surprenantes intrications entre des classes sociales éloignées. Le narrateur, qui n'est jamais indulgent avec lui-même, n'a pas plus de clémence pour ses propres insuffisances que pour celles des personnes qu'il fréquente.

 

Le principal mérite de cette œuvre est sans doute la résonnance entre le temps de la lecture, nécessairement long, celui de la vie du narrateur, et celui, intime qui est le nôtre - ce temps partagé entre tous mais irréductiblement propre à chacun - et dont la fuite irrémédiable est évoquée dans les derniers chapitres, ou le vieillissement, la fragilité de nos existences, prennent un relief qui permet enfin, parce que le temps a fait son œuvre, de disposer nos vies dans une perspective intelligible, d'en accepter la dimension finie, et d'en apprécier, lorsque les tournants du sort l'ont permis, toute la beauté paradoxale.


Michel Levy


emprunter A la recherche du temps perdu à la bibliothèque

Aucun commentaire:

Fourni par Blogger.