Hermann HESSE – Le jeu des perles de verre

Le jeu est une chose éminemment sérieuse. Etrangement, c’est au cours des années 30 de sinistre mémoire, et qui plus est au sein du monde germanique, que cette révélation eut lieu. Le grand historien néerlandais Johann HUIZINGA rédigea un livre magistral sur le jeu à la fin des années 30 ; en parallèle le non moins grand romancier Hermann HESSE composait son chant du cygne et sa plus grande œuvre, parue en pleine Seconde guerre mondiale : Le jeu des perles de verre.



L’Ordre de Castalie


Je préfère vous prévenir de suite : nonobstant son sujet, Le jeu des perles de verre est un livre ardu et austère, de la part d’un auteur qui à la base ne se distinguait déjà pas particulièrement par le caractère accessible et primesautier de son œuvre ! 




Son positionnement science-fictionnel aurait pourtant pu laisser croire le contraire : dans un lointain futur, le jeune Joseph VALET intègre par son talent l’Ordre de Castalie, un organisme universitaire élitiste, entièrement voué à la connaissance, finit par en devenir le responsable avant de démissionner, puis de mourir accidentellement. 

Cette trame ressemble à une belle histoire de parcours initiatique dans un contexte imaginaire, et c’est dans une certaine mesure ce qu’elle est bel et bien. Mais elle s’en distingue radicalement par sa démarche profonde. Car Le jeu des perles de verre est avant tout une œuvre philosophique, rédigée au cours d’une des périodes les plus noires de toute l’histoire humaine et ce n’est certainement pas un hasard. 


La Castalie telle que HESSE nous la dépeint figure l’univers éthéré, protégé, de la connaissance pure et du désintéressement radical. D’une certaine manière, elle fait figure d’ordre monastique, la croyance en Dieu en moins. Il y a là la tentation du savoir pour le savoir, de la pure réflexion qui se mire en elle-même de manière fermée et égocentrique.
Le propos de HESSE (entre autres chose, car rare sont les romans aussi riches de thématiques !) est bien de signifier que, si le monde ne peut se passer d’organismes voués à la réflexion et au savoir, ces derniers ne peuvent vivre sans le monde ; mieux, les réflexions intellectuelles qu’ils manient n’ont d’intérêt que si le monde finit par en bénéficier. 


Le jeu des perles de verre


Ce qui caractérise au mieux l’Ordre de Castalie n’est autre que le jeu qui donne son titre au roman : le fameux jeu des perles de verre. De quoi s’agit-il ? Nous ne le saurons jamais précisément. Nous savons juste qu’il s’agit d’une forme de jeu sérieux (un « serious game », dirions-nous de nos jours !), qui forme la synthèse de l’art intellectuel des Castaliens, et auxquels les plus doués d’entre eux se livrent d’une façon proche d’une compétition olympique. 


Le terme « jeu » est-il d’ailleurs seulement approprié ? Il mêle en effet musique et mathématiques ; il semble en fait symboliser une forme de langage universel et parfait tel que le rêvait le philosophe LEIBNIZ, par lequel un homme averti de son fonctionnement parviendrait à exprimer certaines réalités, purifiées de l’affect individuel comme de la polysémie du langage. 


Il y a dans cette vision des choses, en vrac, du Pythagore, du Platon, de l’humanisme de la Renaissance, ainsi qu’une subtile influence chinoise que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le roman. Ces courants intellectuels et philosophiques ne sont que rarement explicités : charge à chacun, par le prisme de sa culture générale propre, et à force de relecture du livre, d’identifier ces influences. Comme je le disais plus haut en introduction, Le jeu des perles de verre est un livre qui se mérite !!


En tout état de cause, est mise en avant l’idée selon laquelle le jeu a comme fonction d’être dans son idéal un temps de parfaite déconnexion du monde et de ses contingences. Un exercice d’une gratuité absolue, qui confère à celui qui y joue la possibilité de s’approcher le plus possible de celui qu’il est réellement en se frottant aux disciplines de l’esprit au plus haut niveau. D’une certaine manière, telle est bien la fonction du jeu telle que l’historien HUIZINGA ou le sociologue CAILLOIS ont pu la définir : une activité hors du temps et parfois même hors de soi, dans laquelle les contraintes de l’existence sont mises entre parenthèses. 


La connaissance de soi


Car, si on peut certes interpréter le roman de bien des manières, il me semble que l’un des points-clés que l’on doit en retenir est l’importance de l’ascèse individuelle. Ce que dénonce le héros, Joseph VALET n’est que le dévoiement de l’esprit castalien fait d’études, de responsabilités et de don de soi. Il critique un esprit d’entre-soi qui amène les Castaliens à tourner en rond, tels les philosophes byzantins passant leur vie entière à disserter sur le nombre d’anges pouvant danser sur une tête d’épingle (authentique !). Mais s’il souhaite qu’elle s’ouvre au monde et soit susceptible de lui être utile il ne remet pas en cause la nécessité même de cette démarche faite d’excellente, d’effort et d’austérité. 


« Agir comme un homme de pensée et penser comme un homme d’action » - telle pourrait être la devise de Joseph VALET. Il s’efforce de synthétiser en sa personne toutes les qualités qui font d’un homme un véritable chef et un érudit brillant, mais surtout et avant toute chose un homme digne de ce nom, le fameux honnête homme tel qu’on l’entendait au XVIIème siècle. Car telle est la conclusion à laquelle parvient cet homme de grande valeur parvenu au faîte de sa carrière et au summum de ses capacités. On ne peut agir pour le bien commun, d’une part que si l’on se connaît soi-même, et d’autre part que si l’on est en mesure d’adapter son activité à ce que l’on est vraiment et à l’effort que l’on est réellement en mesure de fournir. Le « connais-toi toi-même » de Socrate, en somme.


Dit comme ça, ça semble simple…sauf que ça ne l’est pas du tout ! Il s’agit du travail de toute une vie, et encore ! D’une vie pendant laquelle on aurait joui du privilège de disposer du temps et des moyens de se livrer à une telle ascèse. C’est en somme peut-être à cela que le jeu peut servir, dans son acception la plus noble en tout cas : être en mesure de fournir à l’individu les moyens de mieux se connaître, afin de mieux vivre et à faire en sorte que ses contemporains bénéficient des lumières de sa sagesse. Si tel est le cas, si un seul individu a jamais profité de ce temps béni qu’est le jeu pour se projeter au-delà de lui-même et en faire profiter autrui, alors certes, on pourra dire que le jeu est la plus belle chose du monde !




Bruno B., Bibliothécaire


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