Maurice ALLAIS : Erreurs et impasses de la Construction européenne
Il y a des lectures que vous faites en sachant d'avance que vous allez aimer. Elles sont un peu comme ces vieux vêtements confortables que vous prenez plaisir à enfiler une fois de plus. Agréables, mais sans surprise.
Il y a des lectures que vous faites en ne sachant pas trop ce qui vous attend, le meilleur comme le pire, dont vous retenez quelque chose – ou pas.
Et puis, il y a ces lectures, très rares, trop rares, qui vous décochent un violent crochet du droit en pleine figure et vous mettent par terre. Croyez-le ou non, le livre de Maurice ALLAIS appartient à cette dernière catégorie.
Lost in the library
Un samedi après-midi, parcourant les magasins de la bibliothèque, j'ai trouvé un peu par hasard un vieux livre de Maurice ALLAIS, économiste que je ne connaissais que de nom.
Par curiosité, je l'ai emprunté.
A 21h00 je l'entamais.
A 23h15 je l'avais fini.
Douze heures plus tard le lendemain, je commençais à rédiger ces lignes, non sans avoir au préalable à moitié rédigé mentalement cet article pendant la nuit.
Pourquoi?
Parce qu'il y a certains ouvrages qui ne se contentent pas d'être intéressants, pertinents et d'une admirable lucidité.
Le livre de Maurice ALLAIS allie toutes ces qualités, mais ce qui le distingue est d'une autre nature : avec presque 25 ans de recul, il éclaire un pan entier de l'histoire de France et de l'Union européenne.
Rien de moins.
Back in the CEE
Flash-back : entre février et juin 1992, Maurice ALLAIS rédigeait une série d'articles, qui allaient devenir la base d'un ouvrage concis édité l'été de la même année, et intitulé Erreurs et impasses de la construction européenne.
Le contexte : les débats sur le Traité de Maastricht signé le 7 février 1992, dont la ratification par les Etats-membres fut laborieuse (au Danemark et en France en particulier).
Le Traité, non seulement introduisait la notion de monnaie unique, mais surtout officialisait juridiquement tout ce qui avait été réalisé les dernières années (Acte Unique du 1er juillet 1987 et Convention de Schengen du 19 janvier 1990).
Au-delà des discussions sur tel ou tel point particulier du Traité, se posait une question de fond : l'idée selon laquelle la Construction européenne pouvait se faire par l'entremise d'une union économique qui, à terme, finirait par déboucher sur une union politique, était-elle viable?
A cela, Maurice ALLAIS répond très clairement par la négative.
Who's that guy?
Rappelons que Maurice ALLAIS, médaille d'or 1978 du CNRS et prix Nobel d'économie en 1988, était à la fois un économiste d'obédience libérale, et un europhile convaincu qui a par ailleurs appartenu à des comités d'experts à Bruxelles auprès des institutions européennes au début des années 60.
Pas exactement un crypto-fasciste, un souverainiste borné ou un gauchiste exalté, donc.
Il constatait seulement, au vu des 253 pages du Traité, que ce dernier reposait sur des bases qu'il considérait irréalistes.
Pour résumer sa pensée en quelques mots :
-La philosophie même du Traité était selon lui erronée : la Construction européenne ne pourrait naître que d'une volonté politique, associée à un rapprochement culturel. La profonde intrication des économies européennes en 1914 n'avait pas le moins du monde empêché la Grande Guerre.
-La mise en place de la monnaie unique était à son avis absurde dans un contexte dans lequel les économies nationales étaient encore trop différenciées, l'impossibilité de jouer sur le taux de change entre monnaies nationales ne pouvant qu'obliger les nations européennes à recourir à la dévaluation interne, c'est-à-dire à jouer sur les salaires. Et ce, dans un contexte d'instabilité du système financier post-Bretton Woods, dans lequel il n'avait de toute évidence aucune confiance.
-Par ailleurs, bien que favorable à une économie de marché libérale, il ne l'envisageait que limitée à une zone géographique bien déterminée, ayant vocation à être solidement protégée. C'est ainsi que l'ouverture tous azimuts des frontières intérieures, dans un contexte d'immigration déjà important à l'époque, lui paraissait irresponsable.
-Enfin et surtout, il pointait du doigt, et avec quelle dureté! la dérive anti-démocratique inhérente à ce modèle de Construction européenne. L'hésitation-valse entre Europe des Nations et Europe fédérale, ainsi que le déséquilibre patent des pouvoirs (prééminence d'une Commission européenne non élue) lui apparaissaient comme autant de signes alarmants.
The future ain't what it used to be
Pour être tout à fait juste, son argumentaire présente quelques faiblesses : par exemple, son obsession d'une monnaie unique génératrice d'inflation ne s'est ainsi pas du tout vérifiée. Et son panégyrique du modèle suisse peut laisser à bon droit perplexe.
Mais, hormis quelques réserves que l'on peut légitimement énoncer, cet ouvrage est magistral.
Dans un contexte national et européen dont le moins que l'on puisse dire est qu'il est tendu, on est obligé de constater que quasiment toutes les craintes qu'il énonçait étaient fondées.
Les troubles de l'Euro, le problème migratoire, le déficit démocratique, la crise financière...tout ce qui a été présenté comme aussi imprévisible qu'une catastrophe naturelle était en fait parfaitement prévisible 20 ans plus tôt.
Cette prise de conscience est peut-être ce qu'il y a de plus douloureux chez un représentant de ma génération, cette génération qui était un peu trop jeune pour voter lors du référendum de 1992, mais qui a été bercée par le rêve européen post-guerre froide.
Bien sûr, une simple connaissance superficielle de l'actualité de ces 10 dernières années suffit à démonter ce rêve. Tout comme la lecture des blogs des économistes Charles GAVE et Jacques SAPIR, qui, au-delà de leurs différences, ont su respectivement analyser de manière souvent remarquable les heurs et malheurs de la Construction européenne.
C'est une chose que de le savoir. C'en est une toute autre que de le lire dans un ouvrage datant d'il y a presque 25 ans, et qui avait prévu presque toutes les difficultés auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés.
Le livre de Maurice ALLAIS fait prendre conscience de l'importance du politique, et des conséquences que de bonnes ou de mauvaises décisions peuvent avoir pour des centaines de millions d'Européens.
Dans les deux ans qui viennent, des échéances cruciales se tiendront qui engageront l'avenir, non seulement des nations qui seront directement impliquées, mais au-delà celui de l'Union européenne dans son ensemble.
De leur résultat dépendra peut-être l'orientation future de notre continent pour des décennies. Nous devons en être pleinement conscients.
«Il y a pire que d'avoir une mauvaise pensée, c'est d'avoir une pensée toute faite.»
Charles PEGUY
Bruno B. , bibliothécaire
Erreurs et impasses de la construction européenne
Paris, C. Juglar, 1992
Emprunter ce livre à la bibliothèque
Il y a des lectures que vous faites en ne sachant pas trop ce qui vous attend, le meilleur comme le pire, dont vous retenez quelque chose – ou pas.
Et puis, il y a ces lectures, très rares, trop rares, qui vous décochent un violent crochet du droit en pleine figure et vous mettent par terre. Croyez-le ou non, le livre de Maurice ALLAIS appartient à cette dernière catégorie.
Lost in the library
Un samedi après-midi, parcourant les magasins de la bibliothèque, j'ai trouvé un peu par hasard un vieux livre de Maurice ALLAIS, économiste que je ne connaissais que de nom.
Par curiosité, je l'ai emprunté.
A 21h00 je l'entamais.
A 23h15 je l'avais fini.
Douze heures plus tard le lendemain, je commençais à rédiger ces lignes, non sans avoir au préalable à moitié rédigé mentalement cet article pendant la nuit.
Pourquoi?
Parce qu'il y a certains ouvrages qui ne se contentent pas d'être intéressants, pertinents et d'une admirable lucidité.
Le livre de Maurice ALLAIS allie toutes ces qualités, mais ce qui le distingue est d'une autre nature : avec presque 25 ans de recul, il éclaire un pan entier de l'histoire de France et de l'Union européenne.
Rien de moins.
Back in the CEE
Flash-back : entre février et juin 1992, Maurice ALLAIS rédigeait une série d'articles, qui allaient devenir la base d'un ouvrage concis édité l'été de la même année, et intitulé Erreurs et impasses de la construction européenne.
Le contexte : les débats sur le Traité de Maastricht signé le 7 février 1992, dont la ratification par les Etats-membres fut laborieuse (au Danemark et en France en particulier).
Le Traité, non seulement introduisait la notion de monnaie unique, mais surtout officialisait juridiquement tout ce qui avait été réalisé les dernières années (Acte Unique du 1er juillet 1987 et Convention de Schengen du 19 janvier 1990).
Au-delà des discussions sur tel ou tel point particulier du Traité, se posait une question de fond : l'idée selon laquelle la Construction européenne pouvait se faire par l'entremise d'une union économique qui, à terme, finirait par déboucher sur une union politique, était-elle viable?
A cela, Maurice ALLAIS répond très clairement par la négative.
Who's that guy?
Rappelons que Maurice ALLAIS, médaille d'or 1978 du CNRS et prix Nobel d'économie en 1988, était à la fois un économiste d'obédience libérale, et un europhile convaincu qui a par ailleurs appartenu à des comités d'experts à Bruxelles auprès des institutions européennes au début des années 60.
Pas exactement un crypto-fasciste, un souverainiste borné ou un gauchiste exalté, donc.
Il constatait seulement, au vu des 253 pages du Traité, que ce dernier reposait sur des bases qu'il considérait irréalistes.
Pour résumer sa pensée en quelques mots :
-La philosophie même du Traité était selon lui erronée : la Construction européenne ne pourrait naître que d'une volonté politique, associée à un rapprochement culturel. La profonde intrication des économies européennes en 1914 n'avait pas le moins du monde empêché la Grande Guerre.
-La mise en place de la monnaie unique était à son avis absurde dans un contexte dans lequel les économies nationales étaient encore trop différenciées, l'impossibilité de jouer sur le taux de change entre monnaies nationales ne pouvant qu'obliger les nations européennes à recourir à la dévaluation interne, c'est-à-dire à jouer sur les salaires. Et ce, dans un contexte d'instabilité du système financier post-Bretton Woods, dans lequel il n'avait de toute évidence aucune confiance.
-Par ailleurs, bien que favorable à une économie de marché libérale, il ne l'envisageait que limitée à une zone géographique bien déterminée, ayant vocation à être solidement protégée. C'est ainsi que l'ouverture tous azimuts des frontières intérieures, dans un contexte d'immigration déjà important à l'époque, lui paraissait irresponsable.
-Enfin et surtout, il pointait du doigt, et avec quelle dureté! la dérive anti-démocratique inhérente à ce modèle de Construction européenne. L'hésitation-valse entre Europe des Nations et Europe fédérale, ainsi que le déséquilibre patent des pouvoirs (prééminence d'une Commission européenne non élue) lui apparaissaient comme autant de signes alarmants.
The future ain't what it used to be
Pour être tout à fait juste, son argumentaire présente quelques faiblesses : par exemple, son obsession d'une monnaie unique génératrice d'inflation ne s'est ainsi pas du tout vérifiée. Et son panégyrique du modèle suisse peut laisser à bon droit perplexe.
Mais, hormis quelques réserves que l'on peut légitimement énoncer, cet ouvrage est magistral.
Dans un contexte national et européen dont le moins que l'on puisse dire est qu'il est tendu, on est obligé de constater que quasiment toutes les craintes qu'il énonçait étaient fondées.
Les troubles de l'Euro, le problème migratoire, le déficit démocratique, la crise financière...tout ce qui a été présenté comme aussi imprévisible qu'une catastrophe naturelle était en fait parfaitement prévisible 20 ans plus tôt.
Cette prise de conscience est peut-être ce qu'il y a de plus douloureux chez un représentant de ma génération, cette génération qui était un peu trop jeune pour voter lors du référendum de 1992, mais qui a été bercée par le rêve européen post-guerre froide.
Bien sûr, une simple connaissance superficielle de l'actualité de ces 10 dernières années suffit à démonter ce rêve. Tout comme la lecture des blogs des économistes Charles GAVE et Jacques SAPIR, qui, au-delà de leurs différences, ont su respectivement analyser de manière souvent remarquable les heurs et malheurs de la Construction européenne.
C'est une chose que de le savoir. C'en est une toute autre que de le lire dans un ouvrage datant d'il y a presque 25 ans, et qui avait prévu presque toutes les difficultés auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés.
Le livre de Maurice ALLAIS fait prendre conscience de l'importance du politique, et des conséquences que de bonnes ou de mauvaises décisions peuvent avoir pour des centaines de millions d'Européens.
Dans les deux ans qui viennent, des échéances cruciales se tiendront qui engageront l'avenir, non seulement des nations qui seront directement impliquées, mais au-delà celui de l'Union européenne dans son ensemble.
De leur résultat dépendra peut-être l'orientation future de notre continent pour des décennies. Nous devons en être pleinement conscients.
«Il y a pire que d'avoir une mauvaise pensée, c'est d'avoir une pensée toute faite.»
Charles PEGUY
Bruno B. , bibliothécaire
Erreurs et impasses de la construction européenne
Paris, C. Juglar, 1992
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