Perfidia de James ELLROY

« Perfidia » est le dernier roman en date de l’immense romancier américain James ELLROY. Pour dire le vrai, depuis l’achèvement de sa monumentale trilogie « Underworld USA », ELLROY s’était fait un peu rare ces dernières années, alternant petits projets et récits autobiographiques intéressants pour qui souhaite mieux comprendre cet écrivain d’exception, mais qui n’ajoutaient rien à sa gloire. De toute évidence le gaillard reprenait son souffle avant d’enchaîner sur un nouvel opus digne de lui – explosif !


« Ne porte pas envie à l’homme violent / Et ne choisis aucune de ses voies » (Proverbes – 3 : 31 et introduction à « Perfidia »)


« L’Amérique n’a jamais été innocente »
: c’est par cette phrase que débute « American Tabloid », le premier tome de ce qui est à ce jour sa plus grande œuvre, « Underworld USA ». Elle a valeur de manifeste. Tel est en effet le credo du sieur ELLROY, qui n’a jamais souscrit à l’idée de Destinée Manifeste que beaucoup de ses compatriotes accoleraient volontiers à l’Amérique. Il rappelle inlassablement que les Etats-Unis, quelle que soit leur grandeur, se sont forgés par le fer et le feu et nullement par la paisible évangélisation dont rêvaient les Pères Pèlerins du XVIIème siècle.


Ce fil directeur, on le retrouve qui traverse tout « Perfidia ». Le roman se déroule à Los Angeles au court des trois premières semaines suivant le bombardement japonais sur Pearl Harbor du 6 décembre 1941. L’intrigue se focalise sur le meurtre déguisé en suicide rituel par seppuku d’une famille d’origine japonaise. Bien entendu, ce meurtre entre en résonance immédiate avec la situation d’entrée en guerre avec le Japon, suscitant d’abondants fantasmes de Cinquième colonne…


ELLROY reprend ce qui est devenu au fil du temps sa structure narrative de prédilection
: une succession rapide de courts chapitres, avec une alternance de plusieurs personnages dont l’action et les points de vue croisés font avancer l’action. S’y adjoignent deux petites nouveautés, un déroulé jour par jour, entre le 6 et le 28 décembre 1941 ; une succession de points de vue à la troisième (la plupart des personnages) ou à la première personne (le journal intime de Kay LAKE). L’ensemble est à la fois efficace et pertinent, puisque le lecteur parvient très vite à se faire une idée de l’action via un panorama à 360 degrés.


« Si je n’étais pas dur, je ne serais pas en vie. Et si j’étais incapable de douceur, je ne mériterais pas d’être en vie. » (Raymond CHANDLER)


Lors de sa parution, ELLROY a annoncé d’office que « Perfidia » était destiné à être le premier volume d’une œuvre considérablement plus importante. On veut bien le croire. Tout dans le roman sent le début de l’action à long terme. Alors que les derniers romans d’ELLROY traversaient toute l’Amérique, « Perfidia » se recentre de nouveau sur sa ville de prédilection, Los Angeles. De manière plus ou moins fugitive, il réintroduit, plus jeunes et encore parfois innocents, des dizaines de personnages qui ont hanté ses précédents romans, du « Quatuor de Los Angeles » à « Underworld USA » (je vous rassure de suite : Dudley SMITH n’a de toute évidence JAMAIS été innocent, dans aucune acception du terme !). De son propre aveu, son intention est de boucler consciemment ce qu’il avait entrepris de faire de facto dès les années 80 : créer une histoire mythologique de l’Amérique sur 30 ans, de 1941 à 1972. Comme dirait l’autre : vaste programme !!


Car c’est bien l’un des deux projets qui sous-tend l’œuvre d’ELLROY. Dans une récente et passionnante interview à la revue America, il avait on ne peut plus clairement exprimé son intention démiurgique de recréer par le prisme de la fiction l’histoire récente de l’Amérique. Cette intention, il la portait à vrai dire depuis longtemps, au minimum depuis les années 1990. N’avait-il pas déjà écrit, toujours dans sa préface à « American Tabloid » : « L’heure est venue de démythifier toute une époque et de bâtir un nouveau mythe depuis le ruisseau jusqu’aux étoiles » ?


Ce faisant, il s’inscrit de fait dans une tradition très vivace de critique du rêve américain par les Américains eux-mêmes, dont les Etats-Unis ne peuvent que s’enorgueillir. Les récits policiers de Dashiell HAMMETT et de Raymond CHANDLER en disaient déjà long sur la société américaine des années 30, et des films comme « La porte du Paradis » (CIMINO) ou « Il était une fois en Amérique (LEONE) rappelaient à bon droit sur quels crimes la prospérité américaine avait parfois pu s’adosser. Mais à ma connaissance, jamais un auteur américain n’avait eu en tête de faire revivre à sa sauce et de manière aussi radicale un pan entier de l’histoire récente de son pays !!


 « Il est des hommes qui gagnent le monde, il en est d’autres qui gagnent d’ex-racoleuses et un voyage en Arizona. Tu es des premiers, mais par Dieu, je ne t’envie pas le sang que tu as sur la conscience. » (James ELLROY, « LA Confidential »)


L’autre projet, c’est la description de la chute. Car c’est l’impression qui traverse tout le roman, celle d’une chute vertigineuse et irrémédiable. Jamais, je dis bien jamais, je n’avais ressenti un tel sentiment de dérapage incontrôlable que dans ces pages qui décrivent le début de la guerre. De cette guerre, on ne voit rien. Mais elle est partout. Couvre-feu. Hystérie patriotique. Lynchages. Dénonciations. Et surtout la décision inexpiable, que toutes les justifications ultérieures, aussi fondées soient-elles, ne pourront jamais rédimer : l’internement administratif de tous les ressortissants américains d’origine japonaise.


Hé oui, c’est un chapitre de l’histoire américaine trop souvent oublié, mais qu’ELLROY exhume impitoyablement. Les Etats-Unis ont ouvert des camps d’internement sur leur territoire dès le début de la guerre contre le Japon. Pour être juste, ces derniers n’avaient aucune commune mesure avec les camps de la mort Japonais ou nazis. Il n’en demeure pas moins que des milliers de citoyens d’origine nippone, dont la plupart ne pouvaient en aucun cas être suspectés d’accointance avec le régime militariste japonais, furent internés et dépouillés de leurs biens. Une tache indélébile sur l’histoire d’un pays qui ne se complaît que trop souvent à vanter sa soi-disant exemplarité.

Mais ce faisant, il rappelle surtout ce que la guerre fait aux gens. Il fallait tout le talent d’ELLROY pour montrer à quel point elle peut les changer. Certes parfois en bien, car elle est susceptible de révéler l’héroïsme qui est en chacun. Trop souvent, hélas ! elle ne fait que réveiller le pire. En refermant le roman, j’ai repensé à une anecdote, qu’ELLROY ne pouvait pas ignorer et qu’il avait très certainement en tête au moment d’écrire « Perfidia ». En pleine guerre du Pacifique, vers 1942 ou 1943, un magazine à grand tirage, du type « Life » (l’équivalent de notre « Paris-Match »), avait constitué un dossier sur ces femmes qui attendaient le retour de leurs hommes partis à la guerre. La couverture montrait une charmante demoiselle assise dans une posture rêveuse, lisant la dernière lettre envoyée par son fiancé. Dans un coin de la photo, bien en évidence sur la table, une tête tranchée de Japonais. Un cadeau romantique de son bien-aimé. Et une image qui résume de manière saisissante ce que, très précisément, la guerre fait aux gens.


Bruno B. Bibliothécaire

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