Jean de LA BRUYERE: Les Caractères
LA BRUYERE fait partie de ces grands auteurs que l’on a eu la très mauvaise idée d’institutionnaliser. Placés sur un auguste piédestal dont ils n’auraient jamais voulu de leur vivant, ils se sont retrouvés à leur corps défendant métamorphosés en autant de statues du Commandeur, en auteurs arides de manuels scolaires poussiéreux. Pour tout dire, en auteurs ennuyeux. Quelle grande injustice ! Et quelle injustice particulière faite à ce malheureux Jean de LA BRUYERE, au style si enlevé, et qu’il est tellement plaisant de découvrir ou redécouvrir !
C’est une bien grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. (« De la société » - maxime 18)
Avant tout, Jean de LA BRUYERE, membre de la toute petite noblesse et précepteur du futur duc de Bourbon, fut un homme du XVIIème siècle français. Il le fut d’abord d’un point de vue chronologique, ayant vécu et étant mort au sein du Grand Siècle. Mais il le fut aussi par la langue. Le XVIIème siècle vit en effet plusieurs langues européennes atteindre leur maturité. Dans le cas de la langue française, le processus de maturation de la langue fut réellement spectaculaire.
Etablissons une comparaison. Les dernières versions des « Essais » de MONTAIGNE datent de la fin du XVIème siècle, les « Caractères » de LA BRUYERE de la fin du siècle suivant. Un siècle de différence seulement. Mais, alors que nous pouvons aujourd’hui encore lire Jules VERNE ou Charles PEGUY sans guère de difficulté, parce qu’à quelques nuances près la langue est demeurée la même, le saut linguistique entre MONTAIGNE et LA BRUYERE laisse pantois : ce n’est tout simplement plus la même langue qui est parlée !
Ou plutôt, si l’on veut être juste, c’est une langue qui a été disciplinée, taillée, organisée. Ce que les contemporains de LA BRUYERE pouvaient constater dans l’architecture ou les jardins dits à la française, s’était également produit au niveau de la langue. Le français du XVIIème était désormais une langue de cour, disciplinée, créant une rupture bien réelle en quelques décennies. Aucune autre langue européenne ne connut une telle métamorphose, surtout en un laps de temps aussi réduit.
S’il est ordinaire d’être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu ? (Du mérite personnel, maxime 19)
De cette langue, il est peu de dire que LA BRUYERE sut en faire un usage d’une maestria telle qu’on peut reprendre à propos de certaines de ses maximes ce que l’on a pu dire des meilleurs œuvres de RACINE : que dans leur genre elles étaient tout simplement parfaites. Pourtant, ce n’était pas l’aspect purement formel de ses « Caractères » qui intéressait le plus LA BRUYERE. Son intention était clairement de faire œuvre de moraliste.
Dans la France de Louis XIV, l’opposition politique frontale n’était pas envisageable. Le caractère absolu du monarque était d’ailleurs accepté par beaucoup de ses contemporains, qui lui savaient gré d’avoir parachevé l’œuvre du Cardinal de MAZARIN et rétabli pour longtemps l’ordre à l’intérieur des frontières du Royaume. Il n’en demeurait pas moins que pour un esprit libre et critique comme celui de LA BRUYERE, l’esprit de cour et la servilité dont il fut témoin en tant que modeste précepteur étaient choquants.
C’est pour cela que, grand admirateur des « Maximes » du duc de LA ROCHEFOUCAULD, il entreprit de rédiger, puis de compléter au fil des éditions, un petit recueil de maximes observant les mœurs de son époque. Ses observations sont souvent amusées, parfois exaspérées mais toujours empreintes d’une grande humanité. A vrai dire, son œuvre de moraliste est souvent plus convaincante que celle de son prédécesseur, grand aristocrate blasé et revenu d’un peu de tout. Nul cynisme chez LA BRUYERE, seulement parfois une pointe de désespoir devant la bêtise de ses contemporains – dont il subodorait d’ailleurs qu’elle était celle de l’humanité, depuis l’aube des temps.
L’impossibilité où je suis de prouver que Dieu n’est pas me découvre son existence. (« Des esprits forts » - maxime 13)
Alors certes ! Certains passages ont vieilli, il serait malhonnête de prétendre le contraire. Ses critiques récurrentes sur les méfaits imputés aux directeurs de conscience et à la néfaste influence qu’ils pouvaient avoir sur les dames ne peuvent que laisser perplexe un lecteur du XXIème siècle ! De même, des passages entiers de son œuvre sont hantés par le débat sur le jansénisme, qui n’a toute tout simplement plus raison d’être de nos jours. Mais pour dire le vrai même ces passages sont riches d’enseignement, en ceci qu’ils montrent par l’exemple l’extrême volatilité des affaires humaines. Etaient ressenties comme vitales il y a trois siècles des affaires dont nous ne comprendrions pas même l’exposé de nos jours !N’en demeure pas moins un sujet de stupéfaction pour le lecteur contemporain : le rôle joué par la spiritualité. Alors évidemment, LA BRUYERE le démontre bien assez souvent dans ses écrits, les hommes de son époque n’étaient pas plus vertueux que maintenant ! Et par ailleurs, d’authentiques athées existaient bel et bien (à la grande stupéfaction de LA BRUYERE, d’ailleurs), même s’ils ne représentaient alors qu’une minuscule fraction de la population française. Il n’en demeure pas moins que la religion est de manière évidente un élément moteur et structurant de la société française de l’époque. D’où un authentique sentiment d’étrangeté qui parcourt à présent le lecteur, celui d’assister à la peinture d’une société qui a disparu corps et bien.
Que la religion n’ait plus de nos jours le poids écrasant qu’elle a pu avoir par le passé semble une excellente chose. Que toute dimension spirituelle ait quasiment disparu de notre société actuelle en est une autre. La lecture de LA BRUYERE, préoccupé par les questions morales et aspirant à la recherche d’une transcendance, peut nous laisser penser que nous avons peut-être perdu au fil des ans quelque chose qui s’apparente à un supplément d’âme, quelque chose qui faisait partie de nous comme notre œil ou notre main. Tel est le propre des plus grands auteurs, que de nous faire toucher du doigt ce qu’il y a de plus grand et de plus élevé chez l’Homme.
Celui-là est bon celui qui fait du bien aux autres ; s’il souffre pour le bien qu’il fait, il est très bon ; s’il souffre de ceux à qui il fait ce bien, il a une si grande bonté qu’elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître ; et s’il en meurt sa vertu ne saurait aller plus loin : elle est héroïque, elle est parfaite. (« Du mérite personnel » - maxime 44)
Bruno B. Bibliothécaire
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