Fête de la Science 2018: Carlo ROVELLI, Anaximandre de Milet

 
« Attends…tu as dit qu’il s’appelait comment, le gars ?

–Anaximandre. De la ville de Milet. En Asie Mineure. Actuelle Turquie.

 – Mais je le connais pas moi ! Il est sur Facebook ou Twitter ?

 – Euh…aucun des deux je dirais. En fait c’était un philosophe grec présocratique qui vivait il y 26 siècles. En termes de réseaux sociaux - et pour rester dans les volatiles  - on devait pouvoir utiliser les pigeons voyageurs à l’époque, mais autrement…

-Purée, tu connais de drôles de zigues toi ! Et il a fait quoi dans la vie, ton présocratique ??? »




Il était une fois, à l’est de la Mer Egée…

…un philosophe qui se nommait ANAXIMANDRE, et qui, si vous avez un peu suivi, était donc originaire de Milet. Il faisait partie de ce groupe informel que l’on nomme par convention « présocratiques », car la plupart d’entre eux (mais pas tous !) vivaient avant SOCRATE. Certains nous sont encore relativement bien connus, ne serait-ce qu’en raison des théorèmes qu’ils ont formalisé : ainsi THALES ou PYTHAGORE ! On ne sait pas grand-chose de la vie d’ANAXIMANDRE, si ce n’est qu’il fut précisément le disciple de THALES. 

Mais, me direz-vous, quel intérêt de s’intéresser à ANAXIMANDRE en particulier ? C’est là que nous devons faire la connaissance d’un personnage bien plus contemporain, à savoir Carlo ROVELLI. Le sieur ROVELLI est un physicien de haut niveau, spécialiste de la question du temps. Par l’entremise d’Anaximandre, il repose une question qui hante les milieux scientifiques depuis un siècle : à quand peut-on faire remonter l’esprit scientifique ? 

Il convient de bien déterminer de quoi on parle. La révolution conceptuelle qui permit à l’Europe d’acquérir une avance scientifique et technologique déterminante remonte en gros au XVIème siècle.  C’est la fameuse «révolution copernicienne», du nom de l’astronome polonais. Mais cette révolution conceptuelle supposait elle-même de s’adosser à un très vieux fonds intellectuel, conservé des siècles dans les monastères, dont les racines sont indéniablement grecques.


Il était une fois, des deux côtés de la Mer Egée…

…ce que l’on a pu appeler le « miracle grec ». Dans un tout petit périmètre, incluant la Grèce balkanique, quelques îles égéennes et une bande de terre en Asie Mineure, se tint un miracle qu’on cherche encore à élucider 2500 ans plus tard. ANAXIMANDRE y eut sa part. Selon Carlo ROVELLI, il fut ainsi le premier à postuler, sans aucun instrument de mesure, avec des arguments scientifiquement valables et en laissant de côté toute interprétation magique, le fait que notre Terre était un corps fini, de forme sphérique et flottant dans l’espace sans rien pour la retenir. Ce faisant, il représentait une nouvelle image cohérente du monde, différant pourtant de manière radicale de la manière dont nous pouvons le percevoir par nos cinq sens. 

Bien évidemment, et Carlo ROVELLI le fait remarquer à juste titre, l’outillage intellectuel d’ANAXIMANDRE et d’autres philosophes de son temps ne venait pas de nulle part. La Grèce du VIème siècle avant JC était d’une part l’héritière de la Grèce mycénienne des siècles précédents, et d’autre part la bénéficiaire du contact direct avec les grandes civilisations mésopotamienne et égyptienne. Ils ont ainsi pu profiter de millénaires d’expériences, d’essais et d’hypothèses intellectuelles. Et pourtant ! C’est bien en Grèce que les fondements de la science et surtout de l’esprit scientifique ont émergé. Pas sur les bords du Nil, ni entre le Tigre et l’Euphrate.

Ce dernier point ne peut que laisser songeur. Carlo ROVELLI prend ainsi l’exemple de la Chine, prestigieuse civilisation s’il en est ! Et ayant bénéficié d’une administration d’un niveau tel qu’il force l’admiration aujourd’hui encore. Il montre, exemples à l’appui, que même les plus grands savants de l’Empire du Milieu furent incapables, des siècles après ANAXIMANDRE, de parvenir aux mêmes changements de paradigmes conceptuels que lui. Il est difficile de ne pas penser à la remarquable allégorie de la caverne, dans la République de PLATON, dans laquelle seuls quelques hommes parviennent à s’abstraire du monde sensible des illusions de la caverne.

Il était une fois, loin, si loin de la Mer Egée…

…notre monde contemporain tel qu’il va, des millénaires après ANAXIMANDRE. Un monde de plus en plus régi par la technologie, à tel point que nous n’y songeons même plus. Mais tout cet univers technologique n’est que la matérialisation de concepts scientifiques. Que serait l’informatique sans la logique ou l’algorithmique ?? Or, beaucoup d’entre eux sont hérités de la Grèce antique. Alors, reposons-nous la question : pourquoi ce saut conceptuel, à cette époque et à cet endroit ? Nous n’aurons sans doute jamais une réponse exhaustive à cette question, mais Carlo ROVELLI apporte quelques éléments pertinents. 

Tout d’abord, la localisation. Nous avons vu que la proximité de grandes sphères culturelles, distinctes des cités de culture grecque, mais en contact permanent avec elles, a pu jouer dans ce sens. Ensuite, une relative fraîcheur culturelle. A l’époque d’ANAXIMANDRE les cités grecques n’avaient adopté l’écriture que depuis quelques générations, en adaptant l’alphabet phénicien, après des siècles de disparition de l’écriture (le linéaire B des monarchies mycéniennes). Les philosophes grecs de l’époque, tout en bénéficiant du savoir d’autres cultures, n’étaient pas prisonniers de siècles de traditions intellectuelles ou culturelles émollientes, au contraire de leurs voisins. 

Mais l’élément vraiment déterminant, même s’il n’est sans aucun doute pas suffisant, c’est la liberté. Entendons par-là le fait d’être un homme libre, de disposer de droits reconnus par la cité, et de participer à sa politique pour peu que la cité en question soit démocratique. Bien entendu, même au sein des cités démocratiques, les hommes véritablement « libres » formaient plus un club de petits propriétaires terriens qu’un gigantesque corps électoral ainsi qu’on le conçoit de nos jours.
Mais il n’en demeure pas moins que la possibilité pour une frange non négligeable de la population de disposer de temps pour penser, et d’un cadre favorable à la discussion libre, génère un environnement favorable à l’éclosion d’idées nouvelles. 

Il n’est d’ailleurs que de constater l’extraordinaire feu d’artifice intellectuel qui traversa le monde grec au cours des deux siècles suivants et qu’autorisa cette liberté ! SOCRATE et son continuateur PLATON révolutionnèrent la philosophie, suivis par ARISTOTE. Pour sa part, l’histoire devint pour la première fois une science autonome, avec l’Enquête («historia », en grec) d’HERODOTE, puis surtout avec la fulgurante analyse distanciée et rigoureuse de la guerre du Péloponnèse par THUCYDIDE. Laissons-lui donc le dernier mot, lui qui fut le témoin désespéré de la terrible déflagration qui déchira le monde grec au Vème siècle et l’empêcha de jamais devenir une vraie force politique : « Le bonheur est une question de liberté, et la liberté est une question de courage individuel. »

Bruno B. Bibliothécaire

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