NOGA 2017 : les mondes imaginaires

Sitôt Homo Sapiens extirpé du limon originel, ses besoins vitaux une fois assouvis, il s’est aussitôt livré à ses deux activités préférées : jouer et imaginer. 


Nos ancêtres vivaient, et jusqu’à très récemment en somme, dans un monde dans lequel le merveilleux côtoyait le réel. Ou plutôt, pour le dire autrement, ne disposant pas de l’attirail scientifique indispensable à la compréhension du monde, ils en avaient une vision magique. Les rivières étaient sacrées, les dieux pouvaient fouler le même sol que les hommes, la magie était une force crainte mais bien réelle. 


Il n’en est plus de même de nos jours. Le mystère de l’univers reculant un peu plus chaque jour, le monde réel devint trop petit pour abriter notre soif d’ailleurs et d’imaginaire.

Alors l’homme fait ce qu’il a toujours su faire : il crée cet ailleurs de toutes pièces.


Jouer et imaginer sont intimement liés. L’homme ne pouvant vivre seulement dans le seul monde matériel, il ressent le besoin de tutoyer un autre monde. Or le jeu est une passerelle : on est certes bien dans le réel, mais on fait comme si le réel était autre. Le temps du jeu est une bulle dans laquelle le monde et le temps s’écoulent différemment, dans lequel le réel se dissout et se recompose à volonté. 

Mais l’imaginaire, aussi échevelé soit-il, ne peut venir de nulle part. Il a besoin de s’appuyer sur deux éléments indispensables.


Le premier d’entre eux, c’est la culture. Tout imaginaire se fonde avant tout sur une culture propre, aussi chamboulée soit-elle par la suite. Même en des temps et lieux où un auteur est reconnu comme tel par le droit, où ses idées sont censées être l’acte unique d’un individu quasi-démiurgique, tout créateur demeure tributaire du cadre mental et culturel dans lequel il a vécu. 


L’autre, c’est un système de règles. Nous entendons par-là tout dispositif qui permette à l’imagination d’être canalisée d’une manière ou d’une autre. Dans un jeu vidéo, c’est le gameplay. Mais la présence des règles peut être beaucoup plus explicite, comme dans les jeux de société par exemple. 


Ce qui rend fascinante l’étude des mondes imaginaires à travers les multiples médias que propose notre époque, c’est qu’il y a conjonction entre un corpus de règles sur lequel on se met d’accord, et un imaginaire qui, s’il peut représenter la créativité d’un individu, ne vient jamais de nulle part. L’idée d’une pure création ex nihilo relève du fantasme. Si le processus de création ne peut être nié, il vient en bout de chaîne, après une appropriation d’influences antérieures. En d’autres termes : l’imaginaire est une véritable construction, plus qu’une invention


Ceci étant, l’imaginaire ludique est susceptible de faire feu de tout bois ! Il s’alimente auprès de tous les médias et types d’expression : romans, cinéma, BD, jeux vidéo, jeux de rôle, jeux de plateau, etc… Il est à cet égard intéressant de noter que, à partir d’un matériau commun, chaque médium en présente une facette distincte. Ainsi, le cinéma privilégiera l’aspect visuel, le roman l’aspect littéraire, et ainsi de suite.


Au fur et à mesure que des médias disponibles se développent, un phénomène d’interpénétration  et d’hybridation se développe. Les frontières entre les moyens d’expression et les arts sont longtemps restées étanches. Pensons aux neuf muses de la mythologie grecque : chacune d’elle représentait et protégeait une seule forme d’art. Ainsi, Homère convoquait-il celle de la poésie épique au début de son Odyssée. A l’inverse, on peut noter depuis les années 70 une porosité accrue entre ces arts. C’est d’ailleurs à cette époque que le jeu de rôle et le jeu vidéo sont nés, et ce n’est pas un hasard. 


Alors assurément, un même thème a pu être décliné à la fois dans une tragédie, une sculpture, ou une peinture ! Mais chaque art demeurait en somme égal à lui-même, et modelait le sujet traité en fonction de ses problématiques propres. Une des grandes caractéristiques de notre temps est que l’on en est en droit de percevoir que cette forme d’autonomisation absolue de chaque art par rapport à un autre est en voie de disparition, dans la mesure où les moyens d’expression en viennent à s’influencer les uns les autres !

 
Bien entendu, les jeux vidéo étant un moyen d’expression encore jeune, ils sont plus souvent influencés par d’autres arts qu’eux-mêmes source d’influence. Mais la situation est d’ores et déjà en train de changer : les jeux vidéo deviennent à leur tour un support à l’imaginaire développé par d’autres supports.




Mais cet imaginaire développé dans les jeux n’aurait pas été possible sans un cheminement issu de la littérature populaire. C’est en effet à partir du début du XXème siècle que ce que l’on appelle désormais les littératures de l’imaginaire se mettent en place : fantastique contemporain, science-fiction, fantasy, etc.


On pourrait certes toujours imaginer des jeux se déroulant dans l’univers de Stendhal ou de Proust, mais des mondes inventés, colorés, plein de bruit et de fureur s’y prêtent tout de même bien mieux !


En somme, que se passe-t-il ? On peut soupçonner une convergence, assez extraordinaire et unique dans l’histoire, entre univers ludiques et performances techniques. Et ce, autour d’un immense corpus imaginaire qui aurait été proprement impensable il y a encore un siècle. Le fait que les jeux vidéo soient apparus en même temps que d’autres modes d’expression (les jeux de rôle par exemple) n’est pas anodin, car la seule dimension technique n’explique pas entièrement que cet imaginaire n’était pas apparu auparavant. En revanche, les possibilités techniques permettent d’augmenter le champ des possibles et de permettre à des communautés entières de joueurs d’évoluer au sein du même univers. 


Allons encore plus loin. Si l’on se déplace sur le terrain de l’art expérimental, on se rend compte qu’il y a - phénomène étrange il est vrai - une filiation entre une forme de déconstruction de l’art et la montée en puissance parallèle des nouvelles formes d’expression, ludiques ou non. Pour le dire autrement, sans une forme de transgression infusant le monde de l’art, il n’y aurait eu ni possibilité de mixages comme il en existe aujourd’hui, ni porosité aussi prononcée entre art et monde ludique. 


La société dans laquelle nous vivons désormais s’est très profondément modifiée en quelques décennies. Cette rupture nous semble bien être à l’instant précis où une prospérité inédite, conjuguée à l’évolution des mœurs, a permis l’émergence d’une société des loisirs dans laquelle les moyens d’expression s’individualiseraient. Nous y sommes : chacun peut s’improviser photographe avec son smartphone, écrivain sur son blog, créateur de jeu sur une plateforme collaborative. Pour autant, chacun ne réinvente qu’à partir d’un matériau préexistant.


On ne peut naturellement que se réjouir d’une telle profusion ! Mais elle comporte toutefois son côté obscur. La création pure n’existe pas, et croire que chacun peut réinventer le monde dans son coin est une illusion. L’imaginaire peut devenir une illusion, un refuge de papier dans lequel on cherche à retrouver des univers littéraires, artistiques et ludiques familiers. 


Jouer et imaginer font partie intégrante de l’être humain. L’un et l’autre lui sont aussi vitaux que boire, manger et aimer. Pour ce faire, il a cependant besoin de règles pour soutenir son imagination. Cela passe par la connaissance de ce qu’il s’est produit auparavant, par l’idiosyncrasie propre à chaque moyen d’expression, par la conscience de l’épaisseur du temps écoulé et de l’immensité de ce qui a déjà été fait.


Ce n’est pas seulement une contrainte, c’est aussi une force : celui qui sait d’où il vient saura aussi où il va. C’est tout simplement accepter que chaque moyen d’expression, chaque art, chaque univers créé, chaque petite parcelle de nouveauté, viendra ajouter une pierre, fût-elle modeste, à l’extraordinaire édifice qu’est la créativité humaine. Réaliser un beau jour que vous ne taillez pas bêtement une pierre mais construisez en fait une cathédrale offre une des joies les plus vives qu’un être humain puisse ressentir.


Nous espérons, de tout cœur, que vous la ressentirez un jour…

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