Jean-Philippe JAWORSKI, Gagner la guerre

Pour pasticher une formule célèbre : si à 50 ans vous n’avez pas lu ce roman, vous avez raté votre vie. Exagération ? Un peu, certes ! Mais il n’empêche. D’aucuns disent qu’il s’agit d’un des plus grands romans français de fantasy de ce début de siècle. Ils se trompent. Il s’agit tout bonnement d’un des plus grands romans de toute l’histoire de la littérature française. Tout simplement ? Tout simplement.

 

 

 « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai par une forêt obscure, car la voie droite était perdue. » 

 
Par ces mots débute l’Enfer de Dante, premier volet de sa célèbre Divine Comédie. Pour ceux d’entre nous qui arrivent plus ou moins en bon état « au milieu du chemin de notre vie », s’ouvre souvent une période de désarroi où les goûts changent, les évidences pâlissent et où ce qui brillait ne devient plus que poussière et rouille. Vous en venez alors à penser que plus rien dans la production humaine ne parviendra jamais plus à vous remuer les tripes et le cerveau. Et bien sûr, c’est à ce moment-là qu’un beau jour vous ouvrez d’une main lasse un nouveau roman, et que vous vous prenez alors un paquebot transatlantique à 10 millions de tonnes sur le coin de la tronche !


Lorsque parut Gagner la guerre en 2009, Jean-Philippe JAWORSKI n’était pas un inconnu, en tout cas dans le petit milieu des amateurs de littératures imaginaires et de jeu de rôle sur tables. Auteur en 2001 de Te deum pour un massacre, brillant jeu de rôle dont l’action se déroulait pendant les guerres de Religion, il avait entamé sa carrière littéraire en 2007 par le recueil de nouvelles Janua Vera. Ce dernier mettait en place par petites touches, avec beaucoup de sensibilité et un style exquis, le Vieux Royaume, univers médiéval-fantastique dans lequel se déroulait, en différents lieux et époques, l’action des nouvelles. Coup d’essai et déjà coup de maître. Si le recueil était déjà en soi une vraie réussite, le fait est qu’il servit surtout de tremplin à son œuvre suivante, Gagner la guerre


Gagner la guerre est la suite, deux ans plus tard, de la nouvelle Mauvaise donne, dans lequel apparaissaient déjà les trois principaux protagonistes du roman. Le premier d’entre eux n’est autre que le narrateur lui-même, le dénommé Benvenuto Gesufal. Assassin professionnel de son état, menteur, joueur et violeur à ses moments perdus, ce garçon au langage truculent et à l’instinct de conservation en béton armé est sans conteste aucune, de tous les personnages principaux du roman, le plus doux et sympathique du lot. Vient ensuite le Sapientissime Sassanos, sorcier adepte de la magie noire, envoûteur, voleur d’âmes, tortionnaire et comploteur pendant ses loisirs. Les deux étant au service de celui qui est en réalité le véritable « héros » du roman, le Podestat Leonide Ducatore, un des plus éminents patriciens de la cité-état de Ciudalia, intelligent, courageux, affable, décidé, et d’une absence de scrupules telle qu’il en laisse régulièrement sans voix son propre assassin personnel. En somme, nous avons là « Le Bon, la Brute et le Truand », à ceci près qu’à ce jour on se demande encore qui des trois pourrait diable prétendre au rôle du Bon !


« L’heure est venue d’ouvrir grand les bras à des hommes mauvais et au prix qu’ils ont payé pour définir leur époque en secret. A eux ».

James ELLROY (préface à « American Tabloid »)

 

Mais nous avons en fait oublié ce qui est peut-être le personnage principal : Ciudalia. Car si l’action entraîne les personnages dans bien des contrées éloignées, toutes leurs actions, toutes leurs pensées les ramènent encore et toujours et encore vers celle qui est devenu l’âme de ces êtres cruels et sans cœur, Ciudalia. Ciudalia, une cité décadente et débauchée, cité-état puissante mais en permanence à deux doigts de la guerre civile, une ville obsédante, grouillante, que l’on hait parfois mais vers laquelle on ne peut que revenir inlassablement. Ciudalia est la version jaworskienne de Lankhmar, la maléfique cité inventée par Fritz LEIBER dans son Cycle des Epées, de laquelle on ne part que pour se replonger en elle. Car tout tourne en réalité autour de Ciudalia, de sa guerre gagnée contre le royaume de Ressine, de ses institutions politiques en bout de course, de sa capacité à survivre à ses propres contradictions. Ciudalia, c’est Florence et Venise de la grande époque, et Athènes avant sa défaire devant Sparte, et Rome au moment de la fin de la République ; Ciudalia, c’est n’importe quel organisme politique sur le fil du rasoir, sur le point de basculer vers autre chose sans que l’on sache encore vers quoi. 
 
Derrière un monde imaginaire minutieusement façonné se profilent en filigrane des choses bien réelles. Réflexion sur la politique (ah, le discours final du Podestat !), l’art, la morale, rien n’échappe à l’œil acéré de JAWORSKI, dont l’œuvre dépasse de très loin la simple composition d’un univers de fiction pour y injecter les préoccupations d’un moraliste bien contemporain. Ciudalia, une ville où réalité et fiction se mélangent, où références historiques réelles et inventions littéraires s’entremêlent jusqu’à devenir une autre réalité…


Ciudalia est le lieu où toute innocence se perd à jamais, et si le roman est d’une richesse à couper le souffle, avec des thématiques adultes riches et traitées avec finesse, c’est au fond du fond ce dont il traite : la perte des illusions. Les personnages principaux, aussi durs et égoïstes soient-ils, conservaient encore quelques idées fausses et des bribes de leur enfance. A la fin du roman, tous arrivés à l’âge de leur maturité, ils en ont fini avec ça. Le constat est cruel, car ces hommes n’ont su s’élever qu’en amputant leur âme à jamais ; ils n’ont atteint la puissance et la grandeur qu’au prix de ce qu’il y avait de meilleur en eux ; la dégradation physique progressive de Benvenuto et de Sassanos suit d’ailleurs celle, inéluctable, de leur âme (ou du peu qu’il en reste). 


« Notre destin, c’était de gagner la guerre, quitte à détruire ce que nous croyions défendre »
Jean-Philippe JAWORSKI, « Gagner la Guerre »

 

Avaient-ils le choix ? Ce n’étaient sans doute pas des hommes bons à la base, mais auraient-ils pu choisir d’emprunter une autre voix ? Le Podestat pouvait-il agir autrement, dans l’intérêt supérieur de la cité, vu sa situation? Benvenuto aurait-il pu devenir autre, s’il n’avait pas été orphelin de père ? Et Sassanos, était-il vraiment obligé de recourir aux artifices les plus abjects de son art pour servir ses objectifs, aussi importants soient-ils ? Poser ces questions revient à soulever les plus vieilles interrogations de l’humanité sur le libre-arbitre, l’inné et l’acquis. Mais sans nier aucunement la complexité du monde tel qu’il est (et il faut croire qu’à cet égard le Vieux Royaume n’est pas plus simple que le nôtre !), JAWORSKI laisse entendre qu’en substance on a toujours le choix. Votre personnalité, votre éducation, vos intérêts pèsent lourd, très lourd, dans la balance. Mais en dernière analyse vous avez tout de même le choix. 

Peut-être interprétons-nous un peu la pensée de l’auteur, mais il nous a semblé percevoir de l’inquiétude dans la démarche de JAWORSKI. A plusieurs niveaux. Inquiétude individuelle : comme je le disais en introduction, les questionnements qu’il pose par l’entremise de ses personnages sont ceux de quiconque qui,  arrivé à un certain âge de la vie, compare le monde avec ce qu’il en envisageait 20 ans auparavant et pousse un long soupir de désappointement. Mais également une inquiétude plus sourde, de nature plus politique, une conscience aiguë de l’extrême fragilité de toute construction humaine. Ciudalia est une République libre et souveraine sur le point de sombrer dans une dictature, le chaos ou les deux si affinités. Et le lecteur contemporain ne peut que faire un parallèle douloureux avec la société qu’il connaît, et dont rien ne lui indique qu’elle serait plus solide que celle de Ciudalia…


« La frontière est ténue entre l’humanité et la barbarie. Nier ce constat, c’est le premier pas vers les idéologies rigides, les jugements à l’emporte-pièce ; en prendre conscience, réaliser toute la difficulté qu’on peut éprouver à étouffer sa haine ou sa colère, c’est sans doute, paradoxalement, accepter et renforcer son humanité ». 


Jean-Philippe JAWORSKI, Te Deum pour un massacre  (postface du jeu)


Bruno B. , bibliothécaire

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