L’avenir de la démocratie Partie 1 : Ecrits corsaires, de Pier Paolo PASOLINI

La démocratie est, de nos jours et sous nos latitudes, à ce point partie prenante de notre univers mental que nous ne saurions envisager sa disparition. Pourtant, un simple tour d'horizon de l'actualité nationale et internationale suffit à se convaincre de sa fragilité. A l'approche, en France comme en Europe, d'élections d'une importance capitale, il nous a paru important de reposer la question fondamentale de la démocratie. De sa fragilité. Et de sa possible agonie. Afin de provoquer cette réflexion, nous avons fait appel à 3 grands auteurs : Pier Paolo Pasolini, Philippe Muray et Christophe Guilluy.

Expériences de recherche
 
Pier Paolo PASOLINI est surtout connu pour son oeuvre de cinéaste. Il fut l'un des grands noms de l'âge d'or du cinéma italien, des années 50 à sa mort en 1975.
Mais, auteur engagé (communiste aussi convaincu qu'iconoclaste), il rédigea également quelques dizaines d'essais sous forme d'articles, publiés au cours de la première moitié des années 70 dans la grande presse italienne.

Rappelons brièvement le contexte, qui explique en partie notre choix d'exhumer des textes de circonstance datant d'il y a plus de 40 ans : à cette époque, l'Italie connaît de considérables turbulences politiques, qui aboutiront à ce que l'on a appelé « les années de plomb », années maudites pendant lesquelles l'extrémisme de gauche et l'extrémisme de droite firent vaciller la jeune démocratie italienne. En raison de ce contexte, les débats de l'époque se voyaient empreints d'une force de conviction qu'on ne retrouve que lorsque ses auteurs ne sont que trop conscients de marcher au bord du précipice.

Que nous apprennent donc les textes de Pasolini, publiés en France sous le titre Ecrits corsaires?

D'abord et avant tout, ils apportent une mise en garde d'un auteur qui, en pleine gueule de bois des espérances nées dans l'après-guerre et les années 60, commence à pressentir que ce qui vient sent plus que méchamment le cramé.

La révolution anthropologique

 
Pasolini appartenait à une génération née et grandie avec le fascisme mussolinien.
Il côtoyait donc tous les jours des hommes et des femmes modelés par ce régime, qui n'avaient découvert la démocratie et le parlementarisme qu'à l'âge adulte.
Pasolini, dans ses films comme dans ses écrits, n'a pour sa part jamais eu le commencement de début de faiblesse pour l'ancien régime fasciste. Et pourtant, au fur et à mesure de l'avancée des années 70, crût en lui un sentiment d'horreur dont ses articles se firent sans aucune ambiguïté l'écho.

Car il s'était rendu compte que, si l'Italie s'était débarrassée du fascisme et s'était dotée d'institutions démocratiques, ce que l'on pouvait à bon droit considérer comme une avancée décisive était, à ses yeux, plus que contrebalancé par ce qu'il estimait être une catastrophe anthropologique de grande ampleur : la mort du vieux monde populaire.
Au point de pouvoir dire, dans un poème tardif : « Quelque chose d'humain est mort... ».

Ce que l'Italie a vu arriver dans les bagages de la démocratie, ne lui étant pas directement rattachée mais s'installant concomitamment à elle, ce fut la société de consommation. Dans l'esprit d'un Pasolini, fervent communiste mais imprégné de christianisme et convaincu de la dignité propre des classes populaires, cette acculturation forcenée aux délices de la consommation n'était pas sans conséquence pour l'âme d'un peuple.
Il en était tellement convaincu que, dans un de ses articles, il alla jusqu'à affirmer que, si deux décennies de fascisme n'avaient qu'égratigné l'âme italienne, la nouvelle société de consommation était quant à elle, en quelques années, en train de la pervertir à jamais.

La croissance économique, bonne en soi, s'accompagna ainsi d'une authentique acculturation (si on peut accoler ces deux termes antinomiques!) de l'Italie, et particulièrement des classes populaires. Ces dernières accédèrent en effet bien dans les années 50 et 60 à une certaine aisance Formica – telle que le montre très bien le film Rocco et ses frères – mais de ce fait devinrent des classes hybrides, ni vraiment populaires, ni vraiment bourgeoises, ni même vraiment des classes moyennes.

Le véritable fascisme

 
Elucubrations d'archéo-marxiste exalté? Peut-être bien. Mais certaines de ses réflexions d'époque semblent d'une telle acuité aujourd'hui encore qu'il convient de ne pas les écarter d'un revers de bras.  Car ce qui nous semble aller de soi, à savoir le développement simultané de la richesse et de la démocratie, est en fait contredit par le destin de certaines nations : ni l'Arabie Saoudite droguée aux pétro-dollars, ni la Chine shootée à la croissance économique ne sont des démocraties, en aucune manière.

C'est en ce sens que l'intuition de Pasolini me semble prémonitoire. Ce qu'il avait bien compris, c'est que la démocratie, se voyant assimilée à la prospérité, devenait de manière perverse la pourvoyeuse de deux graves dangers pour les sociétés démocratiques elles-mêmes.

Le premier, celui de la décomposition des vieux cadres sociaux, créant de ce fait une société structurellement déchirée et des individus en état de désarroi permanent.

Sur ce dernier point, on n'est pas très loin du constat fait quelques années plus tard par le démographe français Jean FOURASTIE dans son plus célèbre ouvrage, Les trente glorieuses.
Le second, la dissolution progressive du politique dans l'économique, et la mainmise de plus en plus nette des forces de l'argent, par l'entremise d'un pouvoir technocratique qui finit par supplanter les choix démocratiques des citoyens.

Les deux allant naturellement de pair : la mise en place d'un modèle unique finissant  à terme par avoir raison, et des traditions les plus enracinées, et des choix authentiquement démocratiques.
Ce que Pasolini, avec exagération quant aux choix du mot, mais sans doute pas de la chose, nomme le nouveau fascisme : « il n'est plus rhétorique sur le mode humaniste, mais pragmatique sur le mode américain. Son but est la réorganisation et le nivellement brutalement totalitaire du monde. »

Point de vue que le grand essayiste Philippe MURAY reprit largement à son compte au cours des années 90 et 2000, même s'il employait d'autres termes que PASOLINI.
A suivre dans le deuxième volet de notre triptyque consacré à la démocratie!




Bruno B. , Bibliothécaire



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