Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola

En 1979, Francis Ford Coppola signait l’une des superproductions les plus folles, les plus extrêmes et les plus kamikazes du cinéma américain. Avec ce film brûlaient les derniers feux d’une décennie hollywoodienne dominée par un escadron de réalisateurs talentueux.

apocalypse now

 « C’était mieux avant ! »

 
Phrase typique de réactionnaire grincheux, certes. Mais parfois exacte ! Et en ce qui concerne le cinéma hollywoodien, on ne peut plus exacte.

Il était un temps…pas si lointain, en somme, puisque nous parlons des années 70, moment béni où Hollywood, dont le système des studios qui avait fait sa gloire s’était étiolé au cours de la décennie précédente, disposait d’une des plus belles brochettes de talents de toute son histoire.
Songez un peu : John Carpenter, Martin Scorsese, Steven Spielberg, William Friedkin, Michael Cimino. Liste non exhaustive.
Et bien sûr : Francis Ford Coppola.

Coppola, l’auteur auréolé de prestige par Le Parrain, faisait partie de ces réalisateurs à qui Hollywood, en cette fin des années 70, était prêt à donner carte blanche.
Et non sans raison : la bande des golden boys sus-mentionnés avait su en même temps composer de vraies œuvres personnelles et remporter de francs succès populaires : Le parrain, donc, mais aussi Les dents de la mer (Spielberg), Voyage au bout de l’enfer (Cimino), L’exorciste (Friedkin), Taxi driver (Scorsese), Halloween (Carpenter)…des films qui avaient su remporter un succès critique et commercial mérité.

Au cœur des ténèbres

 
Le prétexte d’Apocalypse now fut la nouvelle « Au cœur des ténèbres », de Joseph Conrad, dont Coppola s’est lointainement inspiré (notons que 2 ans auparavant Ridley Scott s’était fait remarquer avec Duellistes, son brillant premier film, également inspiré d’une histoire de Conrad).
Prétexte, car la démarche de Coppola avait de toute évidence un autre but : se servir de la guerre du Vietnam, qui, s’étant achevée quelques années plus tôt à peine (Saigon et le sud-Vietnam étant finalement pris par l’armée vietminh en 1975), était encore dans toutes les mémoires, pour élaborer une réflexion existentielle sur la guerre et la nature humaine.
L’argument de base du film est la mission secrète du capitaine Willard, (Martin Sheen), chargé d’exécuter un officier américain, le colonel Kurtz (Marlon Brando), qui a apparemment perdu la raison et semble mener sa propre guerre hors de tout contrôle.
La quasi-totalité du film narre ainsi le parcours initiatique du capitaine Willard - dont tout laisse à penser dès le début du film que lui-même est en train de devenir instable – de sa base de Saigon jusqu’au camp secret du colonel Kurtz, caché au fond de la jungle.

colonel Kurtz

Le fleuve que remonte le capitaine Willard est ainsi un lent retour vers la barbarie la plus primitive.
Au début, la violence, aussi horrible soit-elle, reste encore « civilisée », mécanique, organisée : bombardements, ballets d’hélicoptères au son de la Chevauchée des walkyries, mouvements de troupes cohérents.
Et puis, petit à petit, elle devient plus éruptive, plus brutale. Les rangs se disloquent, les tenues se relâchent, on se bat désormais à la mitrailleuse ou au fusil d’assaut.
Et ce, jusqu’à l’arrivée finale au camp du colonel Kurtz, où l’arme la plus utilisée n’est autre que la machette…

The end

 
La couleur est annoncée dès le début, avec la reprise dès les premières minutes de l’entêtant The end, un des meilleurs titres des Doors, chanson à haute teneur psychanalytique et d’un nihilisme désespéré.

symphonie guerrière démesurée

Film baroque à son début, véritable symphonie guerrière démesurée, Apocalypse now se mue progressivement en manifeste de l’absurde : absurdité de la guerre, absurdité de la présence américaine au Vietnam (à ce titre, la version longue, qui comporte en particulier tout le passage de la plantation française, est clairement à privilégier), absurdité des dogmes et des idéologies.

Et également absurdité des choix militaires : certaines scènes rappellent de manière claire que l’une des principales raisons de l’échec américain au Vietnam fut l’incapacité des responsables militaires et civils de se donner les moyens de la victoire. On sait notamment de nos jours que le choix (écarté) de bombarder les barrages du Nord-Vietnam aurait pu permettre aux États-Unis de l’emporter.
La révolte du colonel Kurtz, avec toutes ses dérives injustifiables, est à bien des égards une réaction à ce qui lui apparaît comme une faiblesse de son pays, qui se lance de manière inconsidérée dans une guerre qu’il ne se donne pas les moyens de gagner.

En ceci, le film est proprement visionnaire. Il montre en creux un Occident en train de sombrer dans l’hypocrisie et la lâcheté, désormais incapable d’aller jusqu’au bout de ses convictions, ne disposant plus de guerriers susceptibles d’être implacables au combat tout en restant des êtres humains sensibles dans la vie civile.
Un Occident devenu une victime, la proie rêvée d’adversaires ne s’encombrant pas d’états d’âme.

Apocalypse now laisse donc un goût amer. Pas seulement en raison de ce qu’il dit ou laisse entendre. Mais aussi parce qu’il est un des derniers grands films d’un Hollywood qui avait su être adulte et intelligent. 

un film mature

Imaginez-vous un instant en train de parler à un ami d’un projet de film de guerre contemporain, au budget démesuré, mêlant grand spectacle, considérations philosophiques et critique âpre d’un conflit à peine achevé, et dont l’histoire tourne autour d’un officier américain diligenté pour en trucider un autre en plein territoire ennemi. Sans doute votre interlocuteur vous regarderait-il avec des yeux écarquillés avant de vous demander si on ne pourrait pas plutôt parler du prochain Avengers

Car en 2015, un sujet de ce type est devenu quasiment impossible à traiter dans le cinéma hollywoodien.  L’échec des Portes du Paradis, de Cimino, avait dès 1980 commencé à sonner le glas d’une certaine conception du cinéma. Certes, quelques films à l’instar de La ligne rouge (Terrence Malick) surent parfois retrouver ce niveau d’exigence.
Mais, à quelques exceptions près, on peut mesurer le chemin parcouru en 35 ans.
Et réaliser, non sans mélancolie, à quel point Apocalypse now était un film visionnaire.

Bruno B.

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