« Leçons de ténèbres », de François COUPERIN

Créées pour des raisons liturgiques il y a trois siècles à partir des « Lamentations » de Jérémie, les « Leçons de ténèbres » demeurent de nos jours un des sommets de la musique sacrée française. 

Rembrandt les lamentations de Jeremie




« Leçons de ténèbres », de François COUPERIN

Nous n'en sommes d'ordinaire pas conscients, mais si nous prenons le temps et la peine de regarder un  peu autour de nous, nous réaliserons que nous baignons littéralement dans un monde d'adaptations.

En effet, maintes œuvres s'inscrivant dans ce que l'on nomme imparfaitement la « grande culture » sont en réalité des ré-interprétations d’œuvres plus anciennes.
Même les écrits d'Homère, qui ont près de 3000 ans d'âge, ne sont que des reprises de chants qui circulaient depuis des siècles dans le monde grec. Le génie d'Homère consistant à fixer une fois pour toutes, avec des choix de rédaction et de style, des légendes orales qui faisaient partie du fonds commun d'une culture, mais dont les contours étaient encore mal fixés. 


Homère ou la fixation de la tradition orale

Leçons de ténèbres : de quoi parle-t-on?


Lorsqu'on se penche sur le patrimoine littéraire, musical et pictural français, et que l'on cherche à déterminer quelles furent les sources d'inspiration de beaucoup d'entre elles jusqu'au XVIIIème siècle et au-delà, on est frappé de constater à quel point ce patrimoine reposait en somme sur 2 piliers : l'héritage gréco-romain d'une part, l'héritage judéo-chrétien d'autre part.
Les « Leçons de ténèbres » de François Couperin s'inscrivant bien entendu dans la seconde catégorie.

Les leçons de ténèbres formaient un genre musical liturgique polyphonique très particulier.
En vogue au XVIIème et début XVIIIème siècle, elles étaient jouées au moment de Pâques, les après-midis des mercredi, jeudi et vendredi saints. Chaque nocturne était l'occasion de mettre en œuvre les textes d'un personnage de la Bible ou d'un des Pères de l'Eglise. Traditionnellement, le premier nocturne était consacré au prophète Jérémie, le second à saint Augustin et le troisième à saint Paul.

Les «Leçons de ténèbres » de Couperin, dont le titre complet est « Leçons de ténèbres pour le Mercredi saint » furent écrites pour le premier nocturne de Pâques de l'année 1714.
Au nombre de 3, elles reprenaient, dans sa traduction latine, le texte des « Lamentations » de Jérémie. Ce poème de l'Ancien Testament, attribué traditionnellement (et sans doute à tort!) au prophète Jérémie, relatait la destruction de Jérusalem et de son Temple par les Babyloniens au VIème siècle avant JC. Dans la liturgie catholique, il symbolisait l'abandon de Jésus par les apôtres après son arrestation. 


Leçons de ténèbres pour le Mercredi saint

Un genre ambigu


Les leçons de ténèbres sont fascinantes en ceci que ce genre était traversé d'ambiguïtés insolubles,  celles de Couperin ne faisant pas exception.
Ses leçons de ténèbres formaient une adaptation musicale d'un texte qui figurait certes dans la Bible, mais dans l'Ancien Testament hébreu, et qui relatait un épisode propre à l'histoire du peuple juif. Et ce, dans une liturgie on ne peut plus catholique.
Elles étaient destinées à un usage liturgique, mais devenaient pourtant l'occasion de vrais spectacles, où les chanteurs d'opéra (qui n'avaient pas le droit d'exercer d'activités profanes pendant la Semaine sainte) pouvaient continuer à exercer leurs talents.
D'une grande complexité, elles parvenaient pourtant à allier virtuosité vocale et dépouillement austère, renforcées par une mise en scène traditionnelle simple et efficace : à chaque couplet, un cierge était éteint, jusqu'à ce que, dans l'obscurité quasi-complète, le dernier couplet soit chanté...

En somme, à la fois chants religieux et spectacles profanes, les leçons de ténèbres étaient révélatrices d'une société encore totalement imprégnée de vie religieuse, mais dont les premiers signes de sécularisation commençaient à se faire jour. 


imprégnée de vie religieuse

La beauté à l'état pur


A dessein, j'ai souhaité longuement insister sur le contexte dans lequel sont nées les leçons de ténèbres, car ce contexte nous est désormais, en 2015, presque totalement inintelligible.

Maintenant, vous allez sans doute penser : d'accord! C'est bien beau tout ça, mais au final, est-ce que cette musique est belle? Est-ce que de nos jours on peut encore éprouver du plaisir à l'écouter ?
A question simple, réponse simple : OUI !

Les « Leçons de ténèbres » de Couperin figurent sans doute parmi ce que j'ai écouté de plus beau, de plus cristallin, de plus envoûtant de toute ma vie. D'autres œuvres musicales ont pu me transporter, me secouer, m'émouvoir, mais jamais aucune autre n'a eu à mes yeux (enfin, à mes oreilles!) un tel pouvoir de fascination.

Alors, certes! Si votre but est d'organiser la méga-teuf du millénaire chez vous ce soir, ou encore un tête-à-tête romantique avec la dame de vos pensées, ma foi...oubliez!! Ce n'est juste pas ce qu'il vous faut pour le moment!

Mais si un jour vous êtes au calme et d'humeur un peu contemplative, essayez!
Ça ne prendra qu'une heure de votre temps, et vous ne le regretterez probablement pas. En tout cas je vous le souhaite vraiment!
Et quel soit au final votre sentiment, accordez-vous peut-être une minute pour vous représenter toute la chaîne artistique qui part d'un poète hébreu anonyme, passe par un discret compositeur baroque de la fin du règne de Louis XIV, puis par des interprètes contemporains qui apportent leur propre sensibilité à l’œuvre, et qui, au bout du compte, arrive jusqu'à vous. 


François Couperin

Représentez-vous toute cette chaîne de travail, de talent, de patiente obstination à créer de la beauté à travers des siècles et des millénaires, et croyez-moi! étrangement, vous vous sentirez moins seul dans ce vaste et déconcertant univers qui est le nôtre...

Bruno

1 commentaire:

  1. Belle mise en perspective qui jette un éclairage nouveau sur cette œuvre que j'affectionne particulièrement

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