« L'armée des ombres », de Jean-Pierre MELVILLE
Adapté du roman de Joseph Kessel, «L'armée des ombres », sorti en 1969, est une chronique glaçante des arcanes de la Résistance française sous l'Occupation.
Un roman de Joseph Kessel
Adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville
Je n'aime pas Melville.
D'accord. J'imagine bien ce que vous vous dites.
Rédiger un article sur l'un des films les plus célèbres d'un des plus grands réalisateurs français des années 60 et 70 en débutant de la sorte peut légitimement passer pour de la provocation.
Mais c'est un fait : je n'aime pas Melville. Je trouve son « Samouraï » beau, mais réfrigérant. Et le « Cercle rouge » a failli me faire trépasser sous un tombereau d'ennui.
Et pourtant! « L'armée des ombres » est un film tellement réussi que même quelqu'un qui attrape de l'urticaire à la seule vue du nom de Melville ne peut pas s'empêcher de l'adorer (le film, pas Melville).
Il y a parfois des miracles, comme ça.
Avant d'être un film de Melville, « L'armée des ombres » est LE grand roman sur la Résistance, écrit à Londres par Joseph Kessel en pleine seconde guerre mondiale, à une époque où le destin de l'Europe n'était pas encore arrêté.
Le roman, qui est d'ailleurs plus une juxtaposition de scènes brèves qu'une histoire suivie, est comme traversé par un sentiment d'urgence. C'est que le contexte est particulier : grâce à l'action incessante de Jean Moulin, la Résistance française est enfin unifiée, et surtout s'est mise (en théorie) sous le commandement du Général de Gaulle.
La démarche de Kessel consistait donc à magnifier l'action de la Résistance, sans pour autant évacuer ses limites et ses ambiguïtés.
Un quart de siècle plus tard, le verdict des armes ayant été rendu et la France libérée, Melville s'employait à adapter le roman de Kessel.
Cette tâche lui tenait particulièrement à cœur. Ancien résistant lui-même, gaulliste convaincu, il avait connu l'époque troublée de l'Occupation, et tenait à la restituer de manière véridique.
C'est probablement cette volonté de véracité qui a conféré à son film une telle force : tout y sonne juste, la reconstitution du contexte de l'époque, au physique comme au mental, est impeccable, servie il est vrai par une brochette d'acteurs de premier plan, comme Lino Ventura, Simone Signoret ou Paul Meurisse.
La stylisation propre à Melville, qui avait parfois pu assécher le sujet qu'il avait choisi d'illustrer, sert ici à merveille le propos du film. L'action étant ancrée dans une époque et un environnement bien précis, Melville se vit obligé d'adapter son style, tout en conservant dans ses images une beauté glacée qui était sa marque de fabrique.
Le résultat est aussi sec et efficace qu'un coup de trique, le film réussissant à être en même temps lent et haletant, tendu et badin, brutal et humain.
Peu de lumière directe : l'univers entier semble perpétuellement plongé dans une semi-obscurité qui symbolise bien la situation des résistants, ces combattants de l'ombre.
Mais, si le film est une vraie réussite formelle et fait preuve d'une grande honnêteté intellectuelle en n'évacuant pas les actes cruels que la Résistance fut amenée à commettre (45 ans après son tournage, la scène d'exécution du traître est encore tout simplement insoutenable), il n'en demeure pas moins que, revu de nos jours, le message qu'il veut faire passer nécessite quelques éclaircissements.
Certes, la politique de collaboration menée par le régime de Vichy est parfaitement bien montrée, mais ceci mis à part l'impression donnée est celle d'une France résistante, prête à mitrailler l'occupant allemand à chaque coin de rue – ce qui n’était tout simplement pas la vérité.
« L'armée des ombres », réalisé trois ans avant la sortie de l'étude magistrale de Robert Paxton sur la France de Vichy, est en somme une des dernières illustrations du récit national que voulut forger de Gaulle, selon lequel la France, ayant été trahie par ses dirigeants, n'avait elle-même aucunement failli.
Le film de Melville, tout en retraçant avec brio l'aventure de la Résistance, en donne une vision faussée. Pas un véritable mensonge, disons plutôt une vérité partielle, une forme de profession de foi renouvelée pour le vieux Général qui venait de quitter le pouvoir.
Reste le principal, que ne peuvent évacuer les querelles d'historien : le fait que des femmes et des hommes, au péril de leur vie et de tout ce qu'ils aimaient, ont pris des risques insensés, pendant de longues années, pour que nous puissions un jour vivre de nouveau dans un pays libre. Et ça, il ne faut jamais l'oublier.
La question que chacun peut se poser en 2015, maintenant que ceux qui ont connu cette période sombre sont en train de disparaître progressivement, est : et moi, si j'avais été à leur place, qu'aurais-je fait ?
On ne le sait pas, évidemment. Peut-être ne vaut-il mieux pas le savoir, comme le chantait Jean-Jacques Goldman dans « Né un 17 à Leidenstadt » (« Mais qu’on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps / D’avoir à choisir un camp »).
Mais regarder « L'armée des ombres » vous oblige inévitablement à vous poser certaines questions.
Et ces questions sont dérangeantes.
Peut-être est-ce aussi pour cela que je n'aime pas Melville.
Bruno
Un roman de Joseph Kessel
Adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville
Je n'aime pas Melville.
D'accord. J'imagine bien ce que vous vous dites.
Rédiger un article sur l'un des films les plus célèbres d'un des plus grands réalisateurs français des années 60 et 70 en débutant de la sorte peut légitimement passer pour de la provocation.
Mais c'est un fait : je n'aime pas Melville. Je trouve son « Samouraï » beau, mais réfrigérant. Et le « Cercle rouge » a failli me faire trépasser sous un tombereau d'ennui.
Et pourtant! « L'armée des ombres » est un film tellement réussi que même quelqu'un qui attrape de l'urticaire à la seule vue du nom de Melville ne peut pas s'empêcher de l'adorer (le film, pas Melville).
Il y a parfois des miracles, comme ça.
L’épopée de la Résistance
Avant d'être un film de Melville, « L'armée des ombres » est LE grand roman sur la Résistance, écrit à Londres par Joseph Kessel en pleine seconde guerre mondiale, à une époque où le destin de l'Europe n'était pas encore arrêté.
Le roman, qui est d'ailleurs plus une juxtaposition de scènes brèves qu'une histoire suivie, est comme traversé par un sentiment d'urgence. C'est que le contexte est particulier : grâce à l'action incessante de Jean Moulin, la Résistance française est enfin unifiée, et surtout s'est mise (en théorie) sous le commandement du Général de Gaulle.
La démarche de Kessel consistait donc à magnifier l'action de la Résistance, sans pour autant évacuer ses limites et ses ambiguïtés.
Un quart de siècle plus tard, le verdict des armes ayant été rendu et la France libérée, Melville s'employait à adapter le roman de Kessel.
Cette tâche lui tenait particulièrement à cœur. Ancien résistant lui-même, gaulliste convaincu, il avait connu l'époque troublée de l'Occupation, et tenait à la restituer de manière véridique.
C'est probablement cette volonté de véracité qui a conféré à son film une telle force : tout y sonne juste, la reconstitution du contexte de l'époque, au physique comme au mental, est impeccable, servie il est vrai par une brochette d'acteurs de premier plan, comme Lino Ventura, Simone Signoret ou Paul Meurisse.
Un film brillant, mais au propos daté
La stylisation propre à Melville, qui avait parfois pu assécher le sujet qu'il avait choisi d'illustrer, sert ici à merveille le propos du film. L'action étant ancrée dans une époque et un environnement bien précis, Melville se vit obligé d'adapter son style, tout en conservant dans ses images une beauté glacée qui était sa marque de fabrique.
Le résultat est aussi sec et efficace qu'un coup de trique, le film réussissant à être en même temps lent et haletant, tendu et badin, brutal et humain.
Peu de lumière directe : l'univers entier semble perpétuellement plongé dans une semi-obscurité qui symbolise bien la situation des résistants, ces combattants de l'ombre.
Mais, si le film est une vraie réussite formelle et fait preuve d'une grande honnêteté intellectuelle en n'évacuant pas les actes cruels que la Résistance fut amenée à commettre (45 ans après son tournage, la scène d'exécution du traître est encore tout simplement insoutenable), il n'en demeure pas moins que, revu de nos jours, le message qu'il veut faire passer nécessite quelques éclaircissements.
Certes, la politique de collaboration menée par le régime de Vichy est parfaitement bien montrée, mais ceci mis à part l'impression donnée est celle d'une France résistante, prête à mitrailler l'occupant allemand à chaque coin de rue – ce qui n’était tout simplement pas la vérité.
« L'armée des ombres », réalisé trois ans avant la sortie de l'étude magistrale de Robert Paxton sur la France de Vichy, est en somme une des dernières illustrations du récit national que voulut forger de Gaulle, selon lequel la France, ayant été trahie par ses dirigeants, n'avait elle-même aucunement failli.
Le film de Melville, tout en retraçant avec brio l'aventure de la Résistance, en donne une vision faussée. Pas un véritable mensonge, disons plutôt une vérité partielle, une forme de profession de foi renouvelée pour le vieux Général qui venait de quitter le pouvoir.
Une dette imprescriptible
Reste le principal, que ne peuvent évacuer les querelles d'historien : le fait que des femmes et des hommes, au péril de leur vie et de tout ce qu'ils aimaient, ont pris des risques insensés, pendant de longues années, pour que nous puissions un jour vivre de nouveau dans un pays libre. Et ça, il ne faut jamais l'oublier.
La question que chacun peut se poser en 2015, maintenant que ceux qui ont connu cette période sombre sont en train de disparaître progressivement, est : et moi, si j'avais été à leur place, qu'aurais-je fait ?
On ne le sait pas, évidemment. Peut-être ne vaut-il mieux pas le savoir, comme le chantait Jean-Jacques Goldman dans « Né un 17 à Leidenstadt » (« Mais qu’on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps / D’avoir à choisir un camp »).
Mais regarder « L'armée des ombres » vous oblige inévitablement à vous poser certaines questions.
Et ces questions sont dérangeantes.
Peut-être est-ce aussi pour cela que je n'aime pas Melville.
Bruno
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