Emmanuel TODD: Où en sommes-nous ?
Le dernier ouvrage en date d’Emmanuel TODD est à marquer d’une pierre blanche. Où en sommes-nous annonce sa folle ambition dès son sous-titre : Une esquisse de l’histoire humaine. Comme aurait dit le Général DE GAULLE à l’époque de la Libération, qui, en voyant passer des Anarchistes ralliés à la France Libre arborant le fier slogan « Mort aux cons ! » sur leur jeep : « Vaste débat » !!
Méthodologie d’Emmanuel TODD
Le démographe, historien en anthropologue Emmanuel TODD jouit non sans raison d’un prestige certain dans notre pays. Il est vrai qu’il avait su, tout jeune chercheur, anticiper la chute de l’URSS en procédant à de pertinentes extrapolations à partir d’éléments statistiques choisis. A la suite de quoi, Emmanuel TODD a su s’inviter dans le débat public depuis plus de 30 ans – avec plus ou moins de bonheur.
Il nous paraît indispensable de rappeler qu’Emmanuel TODD s’est toujours affirmé comme de gauche, à laquelle il demeure fidèle aujourd’hui encore. Si nous nous permettons de le signaler dans cet article, c’est que ses convictions et son travail scientifique ont toujours été perméables. Si elles ont parfois été en mesure d’alimenter ses recherches, il est indéniable que ses prises de position l’ont aussi parasité : quiconque a lu l’inénarrable conclusion de son avant-dernier livre, Qui est Charlie ? ne saurait en douter un instant. De même, sa quête permanente de discriminés à défendre à tout prix est la cause de certains des passages les moins pertinents d’Où en sommes-nous ?
Ceci étant posé, il a pour les besoins de ce livre choisi un parti-pris audacieux. En plein contexte d’adoration du tout-économique, il a postulé, reprenant et affinant certaines conceptions du temps long propres au grand historien Fernand BRAUDEL, l’intérêt du temps long. Et lorsque nous disons long, c’est vraiment long : considérant l’économie et même la politique comme étant l’écume des choses (ce en quoi il se distingue d’ailleurs nettement de BRAUDEL) ; estimant que les religions ne sont elles-mêmes que les manifestations spirituelles découlant de structures préexistantes ; il s’ingénie à se livrer à une étude du fonds anthropologique de l’humanité entière. C’est-à-dire de couvrir au bas mot 5 000 années d’histoire vues sous l’angle familial et anthropologique. OUCH !
La différentiation anthropologique
Il nous est impossible de restituer en quelques mots la richesse d’une étude dont l’ampleur ne le sacrifie pas à l’analyse, et dont le compte-rendu détaillé mériterait de très longs développements. Qu’il nous suffise de dire qu’Emmanuel TODD semble avoir mis en évidence certaines lignes de force qui, par leur permanence silencieuse, nous sont en quelque sorte devenues invisibles.
Nous venons d’employer le mot de permanence : c’est celui qui vient à l’esprit lorsque l’on suit l’auteur sur le terrain aride des modèles familiaux. Ils ont bien entendu pu varier dans les temps et dans l’espace, mais finalement pas tant que ça. Cette étude nous emmène, par cercles concentriques, des vieux fonds anthropologiques aux religions, puis au développement de l’alphabétisation, de l’industrie, etc…
Et c’est là que l’évidence se fait jour, chaque fois plus étayée, se voyant confortée par chaque nouvel élément : l’extraordinaire durabilité de structures anthropologiques qui, sur des siècles et des millénaires, modèlent des civilisations entières. C’est ainsi que certaines religions, ou courants de pensée, n’ont pu s’installer que dans des civilisations qui avaient développé un type anthropologique particulier, à l’exclusion de tout autre. Pour l’expliquer autrement, ce sont ces structures très anciennes qui modèleraient majoritairement les évolutions ultérieures. C’est ainsi, par exemple, que la carte du protestantisme en Europe épouse presque parfaitement celle de la famille souche dont l’Allemagne est le meilleur représentant.
Même si l’auteur ne le cite pas (sauf erreur de notre part), il est impossible de ne pas établir un parallèle avec l’essayiste Samuel HUNTINGTON, qui il y a 20 ans s’était efforcé de démonter la permanence du fait civilisationnel dans son controversé Choc des civilisations. La perspective d’Emmanuel TODD est très différente, mais de ce point de vue les deux auteurs se retrouvent : les civilisations sont le fruit d’un passé très ancien demeuré vivant, et qui fait qu’un Iranien n’est pas un Français, qui lui-même n’est pas un Chinois.
Et la France, dans tout ça ?!
Eh bien oui, quid de la France ? Pour le dire un peu hardiment…c’est un beau bazar ! La carte anthropologique de l’Europe est bigarrée, et dans le cas de la France franchement multicolore.
Dans notre beau pays cohabitent rien moins que 7 modèles anthropologiques (!), ce qui doit être une forme de record du monde. Ce qui, soit dit en passant en guise de remarque personnelle, est très intéressant d’un point de vue historique. En effet, la France est un des très rares pays au monde dans lequel la constitution de l’Etat (on va dire à compter du XIVème siècle) a précédé celui de la Nation. Or, cette quasi-anomalie me semble tout d’un coup s’expliquer à l’aune de la démonstration d’Emmanuel TODD : parvenir à fédérer un ensemble aussi disparate nécessitait un Etat fort et organisé, seul susceptible de dépasser des lignes de fractures anthropologiques très fortes.
Mais l’auteur ne se borne pas à discerner de grandes lignes de forces anthropologiques ou civilisationnelles, ce qui représenterait déjà un très gros travail. Il pose certaines questions d’actualité avec une acuité parfois remarquable. Deux de ses conclusions, concernant notre pays, méritent particulièrement d’être soulignées.
En premier lieu, un constat sinistre qui englobe une grande part des pays occidentaux : une forme de régression scolaire. Depuis la Réforme protestante jusqu’à la fin du siècle dernier environ, tous les pays occidentaux avaient joui d’un développement scolaire remarquable, d’abord primaire, puis, secondaire, et enfin supérieur. Des pans entiers de la population avaient bénéficié d’une instruction de plus en plus poussée, ce qui ne pouvait avoir qu’une incidence sur le développement économique d’une part, et sur la progression du sentiment démocratique d’autre part. Or, ce phénomène connaît un coup d’arrêt, d’ailleurs diagnostiqué dans les essais visionnaires d’un Christopher LASCH aux Etats-Unis.
Ce constat en entraîne un autre, plus spécifiquement français celui-ci : le blocage de notre société. Il n’est certes pas nouveau, Alain PEYREFITTE le dénonçait d’ailleurs déjà dans Le mal français il y a plus de 40 ans. Mais les arguments d’Emmanuel TODD ne les confirment hélas ! que trop. Du reste, pas du tout parce que les Français seraient rétifs à de quelconques indispensables réformes.
Mais bien plutôt parce que la « sécession des élites » (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Christopher LASCH) est particulièrement avancée dans le cas d’un pays qui s’est beaucoup projeté dans l’Union Européenne, et qui s’est de facto mis à la remorque de son puissant voisin allemand. L’auteur n’a d’ailleurs pas de mots assez durs à l’encontre d’une partie de nos élites : « On pourrait même dire que la France, si elle a toujours des classes privilégiées, n’a plus de classe dirigeante, tout simplement parce qu’il n’y a plus rien d’essentiel à diriger ». En arrière-plan se profile le risque que toute société en voie de blocage est à même de rencontrer : de grands conflits sociaux et à terme un délitement possible de la démocratie.
« Mais pour la France aussi sonnera bientôt l’heure des décisions qui engagent, des décisions qui redéfiniront le rapport entre le peuple et ses élites, décisions d’ordre sociologique et moral au fond, mais qui prendront la forme d’un choix géopolitique entre l’Allemagne et le monde anglo-américain. » Emmanuel TODD
Bruno B. Bibliothécaire
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Méthodologie d’Emmanuel TODD
Le démographe, historien en anthropologue Emmanuel TODD jouit non sans raison d’un prestige certain dans notre pays. Il est vrai qu’il avait su, tout jeune chercheur, anticiper la chute de l’URSS en procédant à de pertinentes extrapolations à partir d’éléments statistiques choisis. A la suite de quoi, Emmanuel TODD a su s’inviter dans le débat public depuis plus de 30 ans – avec plus ou moins de bonheur.
Il nous paraît indispensable de rappeler qu’Emmanuel TODD s’est toujours affirmé comme de gauche, à laquelle il demeure fidèle aujourd’hui encore. Si nous nous permettons de le signaler dans cet article, c’est que ses convictions et son travail scientifique ont toujours été perméables. Si elles ont parfois été en mesure d’alimenter ses recherches, il est indéniable que ses prises de position l’ont aussi parasité : quiconque a lu l’inénarrable conclusion de son avant-dernier livre, Qui est Charlie ? ne saurait en douter un instant. De même, sa quête permanente de discriminés à défendre à tout prix est la cause de certains des passages les moins pertinents d’Où en sommes-nous ?
Ceci étant posé, il a pour les besoins de ce livre choisi un parti-pris audacieux. En plein contexte d’adoration du tout-économique, il a postulé, reprenant et affinant certaines conceptions du temps long propres au grand historien Fernand BRAUDEL, l’intérêt du temps long. Et lorsque nous disons long, c’est vraiment long : considérant l’économie et même la politique comme étant l’écume des choses (ce en quoi il se distingue d’ailleurs nettement de BRAUDEL) ; estimant que les religions ne sont elles-mêmes que les manifestations spirituelles découlant de structures préexistantes ; il s’ingénie à se livrer à une étude du fonds anthropologique de l’humanité entière. C’est-à-dire de couvrir au bas mot 5 000 années d’histoire vues sous l’angle familial et anthropologique. OUCH !
La différentiation anthropologique
Il nous est impossible de restituer en quelques mots la richesse d’une étude dont l’ampleur ne le sacrifie pas à l’analyse, et dont le compte-rendu détaillé mériterait de très longs développements. Qu’il nous suffise de dire qu’Emmanuel TODD semble avoir mis en évidence certaines lignes de force qui, par leur permanence silencieuse, nous sont en quelque sorte devenues invisibles.
Nous venons d’employer le mot de permanence : c’est celui qui vient à l’esprit lorsque l’on suit l’auteur sur le terrain aride des modèles familiaux. Ils ont bien entendu pu varier dans les temps et dans l’espace, mais finalement pas tant que ça. Cette étude nous emmène, par cercles concentriques, des vieux fonds anthropologiques aux religions, puis au développement de l’alphabétisation, de l’industrie, etc…
Et c’est là que l’évidence se fait jour, chaque fois plus étayée, se voyant confortée par chaque nouvel élément : l’extraordinaire durabilité de structures anthropologiques qui, sur des siècles et des millénaires, modèlent des civilisations entières. C’est ainsi que certaines religions, ou courants de pensée, n’ont pu s’installer que dans des civilisations qui avaient développé un type anthropologique particulier, à l’exclusion de tout autre. Pour l’expliquer autrement, ce sont ces structures très anciennes qui modèleraient majoritairement les évolutions ultérieures. C’est ainsi, par exemple, que la carte du protestantisme en Europe épouse presque parfaitement celle de la famille souche dont l’Allemagne est le meilleur représentant.
Même si l’auteur ne le cite pas (sauf erreur de notre part), il est impossible de ne pas établir un parallèle avec l’essayiste Samuel HUNTINGTON, qui il y a 20 ans s’était efforcé de démonter la permanence du fait civilisationnel dans son controversé Choc des civilisations. La perspective d’Emmanuel TODD est très différente, mais de ce point de vue les deux auteurs se retrouvent : les civilisations sont le fruit d’un passé très ancien demeuré vivant, et qui fait qu’un Iranien n’est pas un Français, qui lui-même n’est pas un Chinois.
Emmanuel Todd © Lucas Pajaud |
Et la France, dans tout ça ?!
Eh bien oui, quid de la France ? Pour le dire un peu hardiment…c’est un beau bazar ! La carte anthropologique de l’Europe est bigarrée, et dans le cas de la France franchement multicolore.
Dans notre beau pays cohabitent rien moins que 7 modèles anthropologiques (!), ce qui doit être une forme de record du monde. Ce qui, soit dit en passant en guise de remarque personnelle, est très intéressant d’un point de vue historique. En effet, la France est un des très rares pays au monde dans lequel la constitution de l’Etat (on va dire à compter du XIVème siècle) a précédé celui de la Nation. Or, cette quasi-anomalie me semble tout d’un coup s’expliquer à l’aune de la démonstration d’Emmanuel TODD : parvenir à fédérer un ensemble aussi disparate nécessitait un Etat fort et organisé, seul susceptible de dépasser des lignes de fractures anthropologiques très fortes.
Mais l’auteur ne se borne pas à discerner de grandes lignes de forces anthropologiques ou civilisationnelles, ce qui représenterait déjà un très gros travail. Il pose certaines questions d’actualité avec une acuité parfois remarquable. Deux de ses conclusions, concernant notre pays, méritent particulièrement d’être soulignées.
En premier lieu, un constat sinistre qui englobe une grande part des pays occidentaux : une forme de régression scolaire. Depuis la Réforme protestante jusqu’à la fin du siècle dernier environ, tous les pays occidentaux avaient joui d’un développement scolaire remarquable, d’abord primaire, puis, secondaire, et enfin supérieur. Des pans entiers de la population avaient bénéficié d’une instruction de plus en plus poussée, ce qui ne pouvait avoir qu’une incidence sur le développement économique d’une part, et sur la progression du sentiment démocratique d’autre part. Or, ce phénomène connaît un coup d’arrêt, d’ailleurs diagnostiqué dans les essais visionnaires d’un Christopher LASCH aux Etats-Unis.
Ce constat en entraîne un autre, plus spécifiquement français celui-ci : le blocage de notre société. Il n’est certes pas nouveau, Alain PEYREFITTE le dénonçait d’ailleurs déjà dans Le mal français il y a plus de 40 ans. Mais les arguments d’Emmanuel TODD ne les confirment hélas ! que trop. Du reste, pas du tout parce que les Français seraient rétifs à de quelconques indispensables réformes.
Mais bien plutôt parce que la « sécession des élites » (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Christopher LASCH) est particulièrement avancée dans le cas d’un pays qui s’est beaucoup projeté dans l’Union Européenne, et qui s’est de facto mis à la remorque de son puissant voisin allemand. L’auteur n’a d’ailleurs pas de mots assez durs à l’encontre d’une partie de nos élites : « On pourrait même dire que la France, si elle a toujours des classes privilégiées, n’a plus de classe dirigeante, tout simplement parce qu’il n’y a plus rien d’essentiel à diriger ». En arrière-plan se profile le risque que toute société en voie de blocage est à même de rencontrer : de grands conflits sociaux et à terme un délitement possible de la démocratie.
« Mais pour la France aussi sonnera bientôt l’heure des décisions qui engagent, des décisions qui redéfiniront le rapport entre le peuple et ses élites, décisions d’ordre sociologique et moral au fond, mais qui prendront la forme d’un choix géopolitique entre l’Allemagne et le monde anglo-américain. » Emmanuel TODD
Bruno B. Bibliothécaire
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