Mervyn PEAKE: Le cycle de Gormenghast

Enfin ! On l’avait attendu, celui-là ! Depuis plus de dix longues années, le cycle de « Gormenghast », la magnifique série de romans de Mervyn PEAKE, était devenue absolument introuvable. Fort heureusement, les romans viennent de trouver un nouvel éditeur français, et c’est dans un épais volume unique que l’on pourra retrouver, pour l’anniversaire des 50 ans du décès de PEAKE, l’un des fleurons de la littérature anglaise du XXème siècle.



Un monde qui n’existait pas


Mervyn PEAKE était beaucoup de choses. Avant tout un illustrateur de grand talent, ce qui lui permit de se faire connaître au cours de l’entre-deux-guerres. Et aussi poète, dramaturge, et naturellement romancier, puisque les trois romans de « Gormenghast » occupèrent une fraction non négligeable de son temps au cours des vingt dernières années de son existence. Mais avant tout, il était anglais. Ce n’est pas accessoire. Beaucoup d’artistes pourraient aussi bien être français, chinois ou papou que ça ne changerait fondamentalement grand-chose dans leur approche artistique. Dans le cas de Mervyn PEAKE, chaque page, que dis-je ! chaque ligne hurle son anglicité. Il y a dans son approche, son humour à froid, son sens du nonsense, quelque chose d’irréductiblement britannique.



Décrire l’univers de « Gormenghast » a quelque chose de frustrant. Un peu comme lorsque vous cherchez à raconter un rêve. Ce qui vous avait autant touché dans le rêve, et dont la trace évanescente s’évanouit un peu plus de votre mémoire à chaque minute qui passe, c’était une impression, un sentiment fugitif et intense que les mots maladroits n’arrivent plus à capturer. L’univers de Mervyn PEAKE relève de quelque chose de ce genre. Et il vous fait sentir lourd et disgracieux, pauvre terrien empoté apercevant fugitivement et de loin un aigle fondant majestueusement dans l’azur…

Disons pour faire simple qu’il s’agit de la naissance, de l’enfance puis du début de la jeunesse de Titus, 77ème comte d’Enfer, héritier légitime du titanesque château de Gormenghast. Ceci dit, bien qu’il s’agisse du personnage principal, Titus ne prendra réellement son autonomie en tant qu’individu que dans le court dernier roman du cycle, « Titus errant ». Tout le reste de la série, c’est-à-dire plus des trois-quarts, se focalise en réalité principalement sur celui qui lui a donné son nom, j’ai nommé le gigantesque, labyrinthique et grotesque château de Gormenghast.



Un château hors du temps et de l’espace


Nul ne saura jamais ce qu’est réellement Gormenghast. A quelle époque il a été construit. A quel endroit il se dresse, ni par quel peuple il a été construit. Gormenghast est. Et c’est tout. Le château semble être là depuis une éternité. Structure colossale, cyclopéenne, de la taille d’une ville entière. Sa structure est ancienne, ses pierres se désagrègent par endroits, mais même ce pourrissement donne le sentiment de n’avoir ni début ni fin. Des secteurs entiers, aussi vastes que des quartiers urbains, semblent désaffectés depuis des générations. En bref, une construction hors-normes, de dimensions inhumaines et qui semble avoir été inventée par des dieux facétieux.


Pourtant, elle abrite quelques habitants. Etranges spécimens d’humanité, en vérité ! Une petite famille aristocratique, entourée d’une poignée de proches et d’une horde disparate de domestiques. Ce monde est presque totalement replié sur lui-même. Hormis de manière sporadique avec le village d’artistes résidant au pied du château, aucun contact avec l’extérieur. Gormenghast et son environnement immédiat forment une monade, ne vivant que d’elle-même et pour elle-même. Dans ce monde clos, où l’on sent que la moindre perturbation risque de susciter des catastrophes (ce qui arrivera bel et bien, pour tout dire), règne d’ordinaire une routine de fer. L’emploi du temps de chaque membre de la famille semble ainsi prévu de toute éternité. Chaque jour est exhumé un très ancien et complexe rituel, auquel chacun doit souscrire afin que l’ordre immuable de Gormenghast soit préservé. Pour tout dire, c’est un monde mort  - et pourtant d’une étrange poésie.




Si PEAKE emprunte un certain décorum à la littérature anglaise, en particulier au roman gothique, il n’en conserve que la tapisserie. Car ce n’est pas l’étrangeté ou le surnaturel des situations qui suscite la bizarrerie, comme dans les romans de RADCLIFFE ou de LEWIS. Non, dans « Gormenghast » la bizarrerie est partie prenante du lieu et des habitants. Le château et ses habitants sont par eux-mêmes des êtres étranges, totalement en porte-à-faux avec le monde extérieur…qui, nous venons de le voir, n’existe d’ailleurs purement et simplement pas !!


« La route est vite désolée / Pour qui flâne seul en son enfer. » Mervyn PEAKE


En préparant la rédaction de ce billet, j’ai réfléchi de quels auteurs je pourrais rapprocher Mervyn PEAKE. En me documentant un peu, j’ai découvert que j’étais bien loin d’être le premier à m’être posé cette question. Et la réponse unanime est en résumé la suivante : le seul auteur auquel on peut comparer Mervyn PEAKE…n’est autre que Mervyn PEAKE lui-même ! Car non seulement sa démarche et son décor sont-ils absolument inclassables, mais il en va de même de son style. Il écrivait certes remarquablement bien d’un point de vue formel, mais surtout le faisait en suivant un cheminement de pensée tout à fait original.


Bien des passages de « Gormenghast » ressemblent ainsi à des rêveries hypnagogiques (c’est-à-dire au moment de la somnolence), des pensées éparses que d’ordinaire on n’envisagerait pas de coucher par écrit, mais que Mervyn PEAKE aurait juste suffisamment disciplinées pour que leur expression par écrit paraisse cohérente, sans pourtant perdre tout à fait leur étrangeté. Le relire attentivement permet ainsi de se rendre à l’évidence. Mervyn PEAKE ne se contentait pas d’imaginer une intrigue et d’écrire. Son écriture était une projection de son être, au même titre que ses illustrations. Nous reviendrons sur ce point crucial dans un instant.


« Gormenghast » aurait dû comporter un volume de plus, mais la piètre santé de Mervyn PEAKE et sa mort en 1968 l’empêchèrent d’achever son œuvre. Grand classique, celui qui avait tiré le diable par la queue une bonne partie de sa vie remporta ironiquement un énorme succès en Angleterre une fois passé de vie à trépas, devenant instantanément un maître de la littérature de l’étrange, bien que son œuvre inclassable fût en réalité à mi-chemin entre la littérature classique et la fantasy. A ma connaissance aucun auteur d’envergure ne s’est jamais explicitement réclamé de lui, bien que certains écrits de Neil GAIMAN s’en approchent, et surtout que l’œuvre bien allumée d’Edward CAREY (encore un écrivain-illustrateur anglais, tiens donc!) ait une filiation tout à fait évidente avec celle de PEAKE.


Un dernier mot concernant Mervyn PEAKE. Bien des critiques ont émis l’hypothèse selon laquelle son état de santé avait eu une influence primordiale sur son art. On sait qu’il était atteint de la maladie de Parkinson, qui lui interdit à la fin de sa vie de continuer à dessiner. Il souffrait également de dépressions chroniques, et par ailleurs semblait à peu près aussi à l’aide dans la vie quotidienne qu’un hippopotame avec une corde à sauter (note : aucun animal n’a été blessé au cours de la rédaction de ce billet !). L’intuition de ces critiques était sans doute exacte, mais a toujours buté sur le fait que l’on n’a jamais très bien su saisir le lien entre sa santé et son œuvre.  Et tout état de cause, elle explique probablement en partie le sentiment d’étrangeté absolue que l’on éprouve en le lisant, car d’une certaine manière il voyait et pensait d’une manière radicalement différente. Toute la beauté de l’écriture réside dans le fait qu’elle lui ait permis d’exprimer, avec quelle beauté ! des rêves et des sentiments dont la plupart des êtres humains n’auront jamais idée.




Bruno B. Bibliothécaire



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