Frank MILLER (3/3) – Sin City
« Ville pourrie. Ceux qu'elle ne corrompt pas, elle les salit. Ceux qu'elle ne salit pas, elle les tue. Ville pourrie, à des miles derrière nous, maintenant. Juste un souvenir. Le jour se lève. Nous parlons de toutes sortes de choses. »
Frank MILLER, Sin City - L'enfer en retour
C'est par ces phrases que s'achève en 2001 la série Sin City, créée par Frank MILLER presque 10 ans plus tôt. Un tour de force de près de 1000 pages, qui a marqué durablement de son empreinte le monde des comics.
Flash-back.
« Régner est digne d'ambition, même en enfer ; mieux vaut régner en enfer que servir au Paradis. » (Le Paradis perdu, John MILTON)
En 1992, Frank MILLER était désormais considéré comme un des artistes les plus en vue de l'industrie des comics.
Qui plus est, il venait de mettre le pied dans le monde du cinéma, en contribuant aux scénarii de Robocop 2 et 3. Sa carrière était donc au beau fixe – mais les temps changeaient.
La fin des années 80 avait vu une révolution qualitative s'effectuer, mettant à bas pour un temps le vieux monde naphtaliné des super-héros classiques. Mais Frank MILLER, bien qu'ayant eu un rôle de premier plan dans cette évolution, n'en était pas tout à fait satisfait.
En effet, à l'instar de beaucoup de ses collègues, MILLER ne faisait que reprendre des personnages qu'il n'avait pas créé, et sur lesquels il n'avait aucun droit.
Problématique globale qui devenait de plus en plus insoutenable pour beaucoup de créateurs, et qui entraîna d'ailleurs la création de l'éditeur Image, une société qui laissait aux artistes l'intégralité des droits sur leurs oeuvres.
MILLER, quant à lui, allait devenir l'auteur unique, omniscient et omnipotent de Sin City.
« Avant moi rien n'a jamais été créé qui ne soit éternel, et moi je dure éternellement. Vous qui entrez, laissez toute espérance. » (La Divine Comédie, DANTE)
Sin City. De son vrai nom Basin City, cette ville imaginaire, qui évoque un mixe de New York, Los Angeles et Las Vegas, est cependant nommée par tous ses habitants Sin City, la cité du péché. Et non sans raison.
Le titre de la série annonce la couleur : le véritable héros n'est autre que la ville elle-même.
La série suit successivement plusieurs personnages qui sont tour à tour les héros des différentes histoires qui la composent. Ils s'allient, s'aiment, se combattent, se croisent au détour des tomes de la série, au fil des intrigues entremêlées qui forment l'arrière plan de Sin City.
Cette richesse scénaristique est un des gros atouts de la série : si chaque tome peut être lu séparément, il ne prend tout son intérêt que relié à l'ensemble.
Tout en étant irréelle, Sin City est une ville crédible, avec sa géographie, sa politique, ses bars miteux, ses centres de loisirs désaffectés et sa sulfureuse Vieille Ville.
Un monde à part, dans lequel le monde extérieur n'intervient quasiment pas, où les nouvelles technologies ne sont présentes que par l'utilisation furtive d'un téléphone portable, et qui semble emprisonner à jamais dans sa toile quiconque pénètre dans la Villé du Péché.
Il est difficile de ne pas procéder à un parallèle avec Lankhmar, la cité du Cycle des épées, de Fritz LEIBER. Si les univers sont totalement différents (médiéval fantastique d'un côté, Amérique contemporaine de l'autre), la logique demeure la même : une cité décadente dans laquelle les héros sont emprisonnés, mais à laquelle ils reviennent encore et toujours.
« Vous ne pouvez pas juger les gens d'après ce qu'ils font. Si vous voulez vraiment les juger, faites-le d'après ce qu'ils sont. » (The Long Goodbye, Raymond CHANDLER)
Je ne saurais dire si Chandler avait raison ou non. Ce que je peux en revanche dire, c'est que les héros de Sin City gagneraient bel et bien à ne pas être jugés sur leurs actes. Parce que pour être franc, il n'y a en général pas de quoi se vanter.
Si certains sont nettement plus présentables que d'autres, aucun d'entre eux ne peut prétendre à un prix de vertu. Ils sont moins pires que ceux qu'ils combattent, mais à part ça il y a peu de chances pour que vous les présentiez jamais à votre vieille mère. Ou alors c'est que vous lui en voulez vraiment beaucoup, à votre vieille mère.
Etrangement, il émane de Sin City une tonalité proprement chrétienne – pas dans le sens de tendre l'autre joue, ce n'est le genre de la maison, plutôt dans le sens d'une omniprésence de la culpabilité, du péché et de la rédemption. Que ç'ait été à dessein ou non, la ville de Sin City fait penser à une sorte d'effroyable Purgatoire dans lequel des palanquées de Barabbas et de Marie-Madeleine se seraient trouvés précipités. Autant mettre les choses au clair : à une seule et unique exception près, personne, de toute la série, ne parvient à s'extirper des rets de la cité. Et elle n'y parvient que soutenue par l'amour, amour reçu et donné. Un message très chrétien, en effet.
« Silent Night : dedicaced to the memory of Hugo PRATT» (Silent Night, Frank MILLER)
Mais s'intéresser à Sin City, c'est aussi prendre un plaisir fou à arpenter des centaines et des centaines de pages d'un noir et blanc magnifique. C'est véritablement avec cette oeuvre que MILLER fut reconnu comme étant, d'un point de vue graphique, un des titans du 9ème Art.
Chaque tome a son identitié graphique propre, plus ou moins inspiré par le roman noir (HAMMETT et ELLROY en particulier), la BD franco-belge, le manga, les graphistes italiens et hispaniques des années 70 et 80, etc...
Par le cinéma aussi : l'influence du grand Sam PECKINPAH et de son univers de folie furieuse est parfaitement perceptible, notamment dans le très barré Le grand carnage.
Le sommet graphique de la série étant atteint avec Silent Night, un épisode court dédicacé à Hugo PRATT (le créateur de Corto Maltese), qui venait de décéder. Une splendeur absolue, qui comporte en son sein les plus belles blanches jamais dessinées par MILLER, réalisant ainsi un hommage vibrant au vieux maître italien.
« La route se poursuit sans fin / Descendant de la porte où elle commença... » (Le Seigneur des Anneaux, JRR TOLKIEN).
Nous voici au bout du chemin que nous avons parcouru un temps avec le sieur MILLER. J'espère que cette poignée de lignes, réparties entre 3 articles, vous aura donné envie de découvrir un des plus grands auteurs de l'histoire récente des comics.
La vie nous entraîne parfois vers des rivages imprévus, et elle a peu à peu éloigné Frank MILLER du monde de la BD. S'il y travaille encore ponctuellement, on peut dire que depuis la fin de Sin City sa route personnelle l'a mené bien loin de ses personnages d'encre et du papier.
Quel que soit l'avenir qui lui est réservé, on peut d'ores et déjà affirmer qu'il demeureura dans la mémoire collective comme un des talents les plus notables d'une industrie qu'il n'a pas peu contribué à transformer en art. En ces temps d'aseptisation et de nivellement par le bas, il y aura toujours besoin de quelqu'un comme « cet enfant de salaud ».
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That's all, folks!
Bruno B. Bibliothécaire
Frank MILLER, Sin City - L'enfer en retour
C'est par ces phrases que s'achève en 2001 la série Sin City, créée par Frank MILLER presque 10 ans plus tôt. Un tour de force de près de 1000 pages, qui a marqué durablement de son empreinte le monde des comics.
Flash-back.
« Régner est digne d'ambition, même en enfer ; mieux vaut régner en enfer que servir au Paradis. » (Le Paradis perdu, John MILTON)
En 1992, Frank MILLER était désormais considéré comme un des artistes les plus en vue de l'industrie des comics.
Qui plus est, il venait de mettre le pied dans le monde du cinéma, en contribuant aux scénarii de Robocop 2 et 3. Sa carrière était donc au beau fixe – mais les temps changeaient.
La fin des années 80 avait vu une révolution qualitative s'effectuer, mettant à bas pour un temps le vieux monde naphtaliné des super-héros classiques. Mais Frank MILLER, bien qu'ayant eu un rôle de premier plan dans cette évolution, n'en était pas tout à fait satisfait.
En effet, à l'instar de beaucoup de ses collègues, MILLER ne faisait que reprendre des personnages qu'il n'avait pas créé, et sur lesquels il n'avait aucun droit.
Problématique globale qui devenait de plus en plus insoutenable pour beaucoup de créateurs, et qui entraîna d'ailleurs la création de l'éditeur Image, une société qui laissait aux artistes l'intégralité des droits sur leurs oeuvres.
MILLER, quant à lui, allait devenir l'auteur unique, omniscient et omnipotent de Sin City.
« Avant moi rien n'a jamais été créé qui ne soit éternel, et moi je dure éternellement. Vous qui entrez, laissez toute espérance. » (La Divine Comédie, DANTE)
Sin City. De son vrai nom Basin City, cette ville imaginaire, qui évoque un mixe de New York, Los Angeles et Las Vegas, est cependant nommée par tous ses habitants Sin City, la cité du péché. Et non sans raison.
Le titre de la série annonce la couleur : le véritable héros n'est autre que la ville elle-même.
La série suit successivement plusieurs personnages qui sont tour à tour les héros des différentes histoires qui la composent. Ils s'allient, s'aiment, se combattent, se croisent au détour des tomes de la série, au fil des intrigues entremêlées qui forment l'arrière plan de Sin City.
Cette richesse scénaristique est un des gros atouts de la série : si chaque tome peut être lu séparément, il ne prend tout son intérêt que relié à l'ensemble.
Tout en étant irréelle, Sin City est une ville crédible, avec sa géographie, sa politique, ses bars miteux, ses centres de loisirs désaffectés et sa sulfureuse Vieille Ville.
Un monde à part, dans lequel le monde extérieur n'intervient quasiment pas, où les nouvelles technologies ne sont présentes que par l'utilisation furtive d'un téléphone portable, et qui semble emprisonner à jamais dans sa toile quiconque pénètre dans la Villé du Péché.
Il est difficile de ne pas procéder à un parallèle avec Lankhmar, la cité du Cycle des épées, de Fritz LEIBER. Si les univers sont totalement différents (médiéval fantastique d'un côté, Amérique contemporaine de l'autre), la logique demeure la même : une cité décadente dans laquelle les héros sont emprisonnés, mais à laquelle ils reviennent encore et toujours.
« Vous ne pouvez pas juger les gens d'après ce qu'ils font. Si vous voulez vraiment les juger, faites-le d'après ce qu'ils sont. » (The Long Goodbye, Raymond CHANDLER)
Je ne saurais dire si Chandler avait raison ou non. Ce que je peux en revanche dire, c'est que les héros de Sin City gagneraient bel et bien à ne pas être jugés sur leurs actes. Parce que pour être franc, il n'y a en général pas de quoi se vanter.
Si certains sont nettement plus présentables que d'autres, aucun d'entre eux ne peut prétendre à un prix de vertu. Ils sont moins pires que ceux qu'ils combattent, mais à part ça il y a peu de chances pour que vous les présentiez jamais à votre vieille mère. Ou alors c'est que vous lui en voulez vraiment beaucoup, à votre vieille mère.
Etrangement, il émane de Sin City une tonalité proprement chrétienne – pas dans le sens de tendre l'autre joue, ce n'est le genre de la maison, plutôt dans le sens d'une omniprésence de la culpabilité, du péché et de la rédemption. Que ç'ait été à dessein ou non, la ville de Sin City fait penser à une sorte d'effroyable Purgatoire dans lequel des palanquées de Barabbas et de Marie-Madeleine se seraient trouvés précipités. Autant mettre les choses au clair : à une seule et unique exception près, personne, de toute la série, ne parvient à s'extirper des rets de la cité. Et elle n'y parvient que soutenue par l'amour, amour reçu et donné. Un message très chrétien, en effet.
« Silent Night : dedicaced to the memory of Hugo PRATT» (Silent Night, Frank MILLER)
Mais s'intéresser à Sin City, c'est aussi prendre un plaisir fou à arpenter des centaines et des centaines de pages d'un noir et blanc magnifique. C'est véritablement avec cette oeuvre que MILLER fut reconnu comme étant, d'un point de vue graphique, un des titans du 9ème Art.
Chaque tome a son identitié graphique propre, plus ou moins inspiré par le roman noir (HAMMETT et ELLROY en particulier), la BD franco-belge, le manga, les graphistes italiens et hispaniques des années 70 et 80, etc...
Par le cinéma aussi : l'influence du grand Sam PECKINPAH et de son univers de folie furieuse est parfaitement perceptible, notamment dans le très barré Le grand carnage.
Le sommet graphique de la série étant atteint avec Silent Night, un épisode court dédicacé à Hugo PRATT (le créateur de Corto Maltese), qui venait de décéder. Une splendeur absolue, qui comporte en son sein les plus belles blanches jamais dessinées par MILLER, réalisant ainsi un hommage vibrant au vieux maître italien.
« La route se poursuit sans fin / Descendant de la porte où elle commença... » (Le Seigneur des Anneaux, JRR TOLKIEN).
Nous voici au bout du chemin que nous avons parcouru un temps avec le sieur MILLER. J'espère que cette poignée de lignes, réparties entre 3 articles, vous aura donné envie de découvrir un des plus grands auteurs de l'histoire récente des comics.
La vie nous entraîne parfois vers des rivages imprévus, et elle a peu à peu éloigné Frank MILLER du monde de la BD. S'il y travaille encore ponctuellement, on peut dire que depuis la fin de Sin City sa route personnelle l'a mené bien loin de ses personnages d'encre et du papier.
Quel que soit l'avenir qui lui est réservé, on peut d'ores et déjà affirmer qu'il demeureura dans la mémoire collective comme un des talents les plus notables d'une industrie qu'il n'a pas peu contribué à transformer en art. En ces temps d'aseptisation et de nivellement par le bas, il y aura toujours besoin de quelqu'un comme « cet enfant de salaud ».
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Bruno B. Bibliothécaire
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